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à la vue de mes gens rangés en bon ordre devant ma tente, le sabre-baïonnette au bout du fusil, l’« Ivrogne » jugea prudent de s’éloigner quelque peu et de m’envoyer une députation pour m’annoncer sa visite. Il vint effectivement avec une escorte dès que j’eus témoigné l’intention de le bien accueillir. « Apprenant, disait-il, que je manquais de porteurs, il ne demandait pas mieux que de m’en fournir si je voulais, le menant à Kaseh, me constituer l’arbitre médiateur de ses différends avec les Arabes. » Ce jeune homme, d’une beauté remarquable, commençait à m’intéresser. Je voulus savoir de lui le détail de ses aventures, que je vais résumer ici en quelques mots.

À la mort de Fundi Kira, son père, et conformément aux intentions du vieux chef, Manua Séra, bien que né d’une esclave, avait été reconnu héritier de la principauté. Mais, quelque temps après, ayant voulu établir une taxe régulière annuelle sur les marchandises qui entraient dans ses domaines, il s’était brouillé avec les trafiquants arabes, jusque-là exempts de tout impôt ; ceux-ci l’avaient menacé, s’il persistait à les troubler dans leur commerce, de le détrôner au profit de Mkisiwa, autre fils illégitime de l’ancien chef : — « Je ne pouvais, poursuivit Manua Séra, tolérer un pareil langage ; les trafiquants ne résident chez moi qu’en vertu de mon autorisation. Je le leur déclarai, en les défiant de me désobéir, car je n’étais pas une femme qu’on pût traiter avec tant de mépris. Ainsi éclata la querelle ; Mkisiwa, saisissant l’occasion qui lui était offerte, employa la corruption pour se faire des partisans. Des paroles on en vint aux coups. Un combat eut lieu, où je leur tuai, ou ils me tuèrent beaucoup de monde. Ils finirent par me chasser de mon palais, ou Mkisiwa s’est installé pour gouverner à ma place. J’avais néanmoins des partisans fidèles avec lesquels je me rendis à Rubuga, où le vieux Maula, chef de ce pays, voulut bien me recevoir. Les Arabes m’y poursuivirent, m’y donnèrent chasse jusqu’au Nguru, et voulurent tuer Maula pour m’être venu en aide. Il leur échappa cependant, mais ils dévastèrent ses domaines et marchèrent ensuite contre moi dans le Nguru. Plusieurs mois durant nous combattîmes, et lorsque mes approvisionnements furent tout a fait épuisés, défiant l’ennemi qui me croyait cerné, je me fis jour à travers ses rangs. Je mène depuis lors une vie errante, sollicitant une paix qu’on me refuse obstinément, car les Arabes ont juré de me poursuivre jusqu’à la mort. Vous, maintenant, qui avez été l’ami de mon père, vous devriez prendre à cœur de faire finir cette guerre injuste. » — J’assurai Manua Séra de ma sympathie, lui promettant d’intervenir de mon mieux s’il voulait m’accompagner à Kaseh. « J’étais d’ailleurs certain, ajoutai-je, de ne rien obtenir pour lui s’il ne revenait aux traditions paternelles en matière de libre échange. » Il y paraissait tout à fait disposé, regrettant la précipitation avec laquelle les choses s’étaient engagées, et charmé des perspectives de pacification que lui ouvrait mon assistance désintéressée. Aussi me renvoya-t-il presque immédiatement un de mes porteurs qu’il avait arrêté dans les bois au moment où cet homme prenait la fuite avec une charge de verroteries. Nous nous séparâmes alors, et Baraka eut ordre de faire administrer cinquante coups de fouet au voleur, pour sa désertion compliquée de circonstances aggravantes.

9 et 10 janv. Garaèswi. — 11, 12 et 13 janv. Zimbo. — C’est à Zimbo que nous vîmes arriver Bombay accompagné de soixante-dix esclaves, et porteur de lettres que m’écrivaient Musa et Snay. Tous deux m’exhortaient, en cas de rencontre avec l’« Ivrogne », à lui loger une balle dans la tête ou à le ramener prisonnier pour qu’ils pussent régler son compte. « Ce misérable, disaient-ils, avait voulu frapper des impôts contrairement aux traités passés avec son père Fundi Kira, et, plus tard, empêcher ses sujets de leur vendre du grain ; puis enfin, après le début des hostilités, il avait presque anéanti leur commerce en s’opposant au passage des caravanes. »

14 janvier. Mgongo-Thembo. — À cette station, dont le nom signifie le « Dos-d’Éléphant », et qui est ainsi appelée à cause d’une éminence granitique dont la forme générale rappelle effectivement l’animal en question, je rencontrai Maula, l’allié fugitif de Manua Séra. Ce pauvre vieillard — un des plus honnêtes parmi les chefs du pays — avait été notre hôte et notre ami lors de la première expédition. Il me fit présent d’une vache, et il m’en promit dix autres si je pouvais le réconcilier avec les Arabes qui, sans aucune provocation de sa part, l’avaient expulsé de ses domaines, dépouillé de tout ce qu’il possédait, et remplacé au pouvoir par un vil esclave. Il avait à la vérité reçu dans ses domaines leur ennemi Manua Séra ; mais c’était faute d’avoir pu agir autrement, le fils de Fundi Kira s’étant introduit chez lui à force ouverte. Je consolai de mon mieux le malheureux vieillard, que j’engageai à me suivre jusques à Kaseh, me portant garant que les Arabes ne lui feraient aucun mal ; mais, trop affaibli pour voyager lui-même, il annonça qu’il me ferait accompagner par son fils.

Tura, où nous arrivâmes le 16, attestait par ses ruines les sauvages dévastations de la guerre. Une fois en campagne, les Arabes ou leurs esclaves ne songent en effet qu’à piller, et chacun d’eux travaille pour son propre compte. Le sheik Saïd, déjà souffrant depuis quelques jours, mais dont l’état devint tout à coup plus grave, nous força de ralentir la marche de la caravane, et, tandis que nous l’attendions à une demi-marche en avant, un vol nocturne faillit nous priver de plusieurs ballots de rassade. Les déprédateurs, suivis de près par nos gens, jetèrent pour mieux courir une partie de leur butin, et un seul ballot, en somme, se trouva perdu. Dès le lendemain matin (18), je convoquai les notables du village, au nombre de cinq, et je les rendis responsables de la perte que j’avais subie. Ils s’accordèrent à reconnaître la justice de ma réclamation et je leur adjoignis cinq de mes hommes pour faire évaluer par cette espèce de jury mixte le dédommagement qui m’était dû. Il fut fixé à trente têtes de bétail, mais je n’en exigeai que la moitié, au grand mécontentement de mes Hottentots