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vées ; et bientôt nous voyons, éparses au milieu des groupes d’arbres et sur les bords d’un ruisseau, les maisons d’un village ; nos zaptiés le nomment Kiré-Keuï ; il y a, dans son aspect, quelque chose qui rappelle la Normandie.

Mais ce mirage qui reporte un instant notre pensée vers des contrées où l’homme sait imposer à la nature une physionomie de son choix, ce mirage s’évanouit presque aussitôt.

Une gorge profonde s’ouvre devant nous, et nous apercevons le Sangarius (Sakaria)[1] dont les eaux se précipitent tumultueusement, resserrées entre deux berges escarpées. Il débouche en cet endroit des montagnes, où il semble s’être frayé à grand-peine un passage entre les deux chaînes du Karmaly-Dagh et du Gok-Dagh.

Celle-ci, comme la plupart des terrains qui, autour de Nicomédie et de Sabandjah, dépassent le niveau des alluvions, se compose principalement de masses de grès rouge, et les sables dont le Sangarius se charge en passant, teignent ses eaux d’une couleur pourprée.

Nous descendons jusqu’au bord du fleuve et nous entrons dans un étroite vallée que dominent, de tous côtés, des cimes escarpées ; elles sont couronnées de forêts où le pin se mêle aux essences feuillues. C’est un site très-pittoresque.

Le sentier que nous suivons est, le plus souvent, taillé en corniche dans le flanc du rocher et suspendu au-dessus du Sangarius. Deux cavaliers peuvent, à peine, y passer de front, et voilà qu’une caravane vient à notre rencontre. Il faut rétrograder pour trouver un terrain moins resserré, et nous garer pendant que, d’un pas indolent, défilent cent chameaux qui portent à Constantinople les produits d’Angora ou de Bagdad.

Nicée (Isnik), porte de Constantinople (intérieur) (voy. p. 238).

Après une heure de marche, le vallon s’élargit et nous arrivons à un pont en tête duquel se trouve un vaste caravansérail où nous mettons pied à terre pour le repos de midi. Ce pont, connu sous le nom de Kemer-Kupru[2], est un beau travail de l’époque ottomane. Il n’a pas cependant l’ampleur de celui de Sophon.

Le sultan Bajazet I, vainqueur de l’Europe à Nicopolis, vaincu par les hordes mongoles à Ancyre, le construisit dans les dernières années du quatorzième siècle. Le temps où l’on pouvait traverser l’Asie Mineure en char, n’était déjà plus ; le pont de Kemer, destiné seulement à des cavaliers, présente un tablier étroit et anguleux. Il se compose de quinze arches d’inégale grandeur et de forme ogivale. Deux de ces arches rompues, sans doute par suite d’un tremblement de terre, sont remplacées par des supports en bois assez gauchement enchevêtrés. Ce que le moyen âge a pu bâtir, le siècle présent, en Turquie, ne sait même pas le réparer.

Un petit monument construit sur un terre-plein, aux deux tiers de la longueur du pont, porte une inscription en l’honneur de Bajazet. Je vis des conducteurs de caravane s’y arrêter en passant, et se prosterner pour prier. D’autres vaquaient sur la rive à leurs devoirs religieux parmi leurs chameaux couchés dans une prairie.

Le caravansérail, ou nos montures avaient été introduites, est un type curieux du genre. Il présente intérieurement une vaste écurie, d’environ quarante mètres de long, sur quinze de large, entourée d’auges où les chameaux reçoivent leurs rations. En arrière, et à la hauteur de ces auges, passe un corridor qu’une balustrade en sépare, et sur lequel s’ouvrent, de loin en loin, des niches de la dimension de petites alcôves, munies chacune, dans l’un des angles, d’un corps de che-

  1. Le Sangarius est, par la longueur de son cours, le second fleuve de l’Asie Mineure ; il présente un développement d’environ cent cinquante lieues ; l’Halys en mesure plus de deux cent cinquante. Il ne semble pas pouvoir servir pour la navigation, bien que les anciens aient vanté l’abondance de ses eaux.
  2. Kemer-Kupru (pont de l’Arche).