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pour héberger les étrangers. Il y a peu de villes en Turquie, et même de gros bourgs, qui ne possèdent un établissement semblable. C’est une œuvre pie que de pourvoir à leur fondation, et la charité privée en fait le plus souvent les frais.

Le khan ne contient ordinairement aucun meuble, n’offre aucune ressource pour la subsistance du voyageur. On le lui ouvre, et il s’y installe et s’y nourrit comme il l’entend. Celui de Sabandja est encore dans toute sa fraîcheur ; par une heureuse exception, nous y trouvons deux salles entourées de nattes et de divans, et un cavedji[1], qui a eu le bon esprit de s’établir au rez-de-chaussée, nous fournit, en prenant son temps, une omelette et une poule au riz. Notre première journée se termine ainsi dans de fort bonnes conditions.

Le mudir de Sabandja est absent, mais son vékil[2] nous rend visite, et nous promet de bons chevaux et deux zaptiés, pour le lendemain à six heures. Ils ne sont pas toutefois, avant sept heures, dans la cour du caravansérail.


II

Le lac de Sabandja. — Le pont de Sophon. — Ada-Bazar. — Le fleuve Sangarius. — Kemer-Kupru.

Nous traversons une partie de la petite ville, dont les cafés sont déjà pleins de ces oisifs qui tapissent les rues des villes turques, et, tirant vers le nord, nous gagnons le lac de Sabandja situé à quelques cents mètres du bourg.

Nous suivons la grève que de hautes falaises resserrent ; il nous faut parfois entrer dans l’eau qui vient en baigner le pied.

Il fut question, du temps de Pline, comme on le voit dans sa correspondance avec l’empereur Trajan, d’ouvrir un canal entre le Sangarius et le golfe de Nicomédie, au moyen du lac de Sabandja qui les domine tous deux. Ce projet, après avoir sommeillé pendant sept ou huit siècles, sera repris un jour, il n’en faut pas douter.

À neuf heures et demie, nous sommes à l’entrée du pont de Sophon.

Mausolée antique près de Badjikeuï, entre Ak-Séraï et Nicée (voy. p. 235).

Il fut construit au milieu du sixième siècle par l’empereur Justinien sur le Sangarius qui depuis s’est frayé, à l’est, un autre passage. L’ancien lit n’est plus qu’un large marécage avec un filet d’eau courante. Les atterrissements, que tapisse une épaisse végétation, recouvrent le soubassement des arches et s’élèvent presque jusqu’à la naissance des voûtes ; cette circonstance prive le monument d’une partie de sa grandeur, mais c’est encore un spectacle imposant que celui d’un édifice de cette importance perdu dans la solitude et à demi caché sous les vignes et les figuiers.

Un proverbe turc, que nous a cité le le kaïmakam, dit : Qui n’a pas ou le pont de Nahmet n’a rien vu. Et, ce qu’en rapportent Procope et Constantin Porphyrogénète, prouve que l’admiration des Grecs du Bas-Empire ne le cédait en rien à celle des maîtres actuels du pays.

La longueur de ce viaduc est de plus de quatre cents mètres ; il a douze arches en plein cintre, de diamètres différents, mais d’égale hauteur, et présente une surface horizontale pavée de larges dalles.

Un arc de triomphe, dont un voyageur[3] constatait, il y a vingt-cinq ans, l’existence à l’extrémité la plus rapprochée du lac, a complétement disparu ; mais, du côté opposé, on voit toujours un monument en forme de demi-coupole ou de niche, à l’intersection des deux angles droits que la route décrit par rapport à l’axe du pont et dont les côtés se dirigent, l’un vers la mer Noire, l’autre vers le Taurus.

On remarque encore près de là, accolées à la face méridionale de l’une des arches, des constructions voûtées qui se dressent dans le lit même du fleuve ; elles ont dû servir de base à un édifice, temple ou hôtellerie.

Nous laissons nos chevaux à l’ombre, sous la coupole byzantine, et, après avoir dessiné et photographié, nous nous y installons nous-mêmes, sur quelques débris de pilastres, pour prendre notre frugale collation.

Devant nous passent sans interruption de longues files

  1. Cafetier.
  2. Lieutenant, adjoint.
  3. M. Texier, l’Asie Mineure, 1 vol. in-8, Didot, 1863. M. Texier est un des hommes qui connaissent le mieux et qui ont le mieux fait connaître l’Asie Mineure.