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papiers qui se trouvaient dans la pirogue, et c’est à quoi je ne pus me résoudre. Le Quillabamba-Santa-Ana possédait déjà bien assez d’effets de ma garde-robe sans que je lui abandonnasse encore les quelques chemises qui me restaient.

Avec l’aide de mes libérateurs, je parvins à opérer le sauvetage de mes nippes et de mes papiers, puis j’escaladai, au milieu des eaux bouillonnantes, le malencontreux Siphonia, cause de mes maux, et me laissai tomber dans l’embarcation péruvienne. J’y fus reçu à bras ouverts par le capitaine de frégate et l’alferez faisant fonctions de lieutenant. Ma pirogue, que les efforts combinés de vingt hommes et d’autant de bœufs n’auraient pu retirer de l’endroit où elle s’était engagée, fut abandonnée à son triste sort.

Un incident tragique signala mon admission parmi nos amis. L’ateles niger que je portais sur mon épaule, n’eut pas plutôt aperçu l’ateles rufus, cher au lieutenant, qu’au mépris de l’hospitalité qu’on nous donnait, il s’élança sur lui, le prit à bras le corps et le mordit cruellement aux abat-joues. Celui-ci riposta de son mieux à l’injuste agression dont il était l’objet et, selon la loi du désert, rendit coup pour coup, œil pour œil, dent pour dent. Alors ce fut une lutte acharnée entre les deux singes qui se gourmèrent au fond de l’embarcation avec des cris aigus et des grincements de dents furieux.

Ce mémorable assaut entre le niger et le rufus égaux en force et en grandeur et ne différant que par le pelage, durerait peut-être encore à l’heure où j’écris ces lignes, si chacun de nous, empoignant son quadrumane par la queue et tirant en sens opposé, n’y eût mis un terme, au grand récri des Chontaquiros que cette lutte semblait amuser fort.

Mémorable combat entre un ateles niger et un ateles rufus.

Les deux frères simians, qu’à dater de cette heure, je surnommai le noir Étéocle et le roux Polynice, furent attachés aux deux bouts de l’embarcation et, dans l’impossibilité de s’appréhender derechef, échangèrent en signe d’inimitié les plus outrageuses grimaces.

Les divers épisodes que je viens de raconter en quelques lignes, avaient duré près de trois heures. Le chef de la commission péruvienne, jugeant qu’il était inutile de songer à rattraper nos compagnons qui avaient sur nous une avance considérable, laissa les Chontaquiros bavarder entre eux au lieu de ramer et la pirogue descendre en oscillant au fil de l’eau. Nous convînmes de camper au premier endroit qui nous offrirait les commodités désirables pour un bivouac nocturne, et d’en partir le lendemain avant le jour pour rallier le gros de la troupe.

Vers cinq heures, nous arrivions à l’embouchure de la rivière Apurimac où mon premier soin, en débarquant, fut d’étaler mon linge et mes papiers mouillés, que la chaleur du sable et les rayons obliques du soleil eurent bientôt séchés.

Paul Marcoy.

(La suite à une autre livraison.)