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n’avait rien de bien rassurant ; aussi nous tînmes-nous sur nos gardes et prêts à disputer notre vie à l’élément perfide qui nous avait joué tant de méchants tours.

L’aspect surnaturel que prit tout à coup la rivière parut justifier nos appréhensions. L’inclinaison de son lit, si visible à l’œil qu’elle en devenait effrayante ; les superpositions de grès de plus en plus extravagantes et qui semblaient s’amonceler autour de nous pour nous défendre le passage, tout réagit si puissamment sur notre esprit et, s’il faut le dire, nous émut de telle façon, que nous ordonnâmes aux rameurs de nous déposer au plus tôt, non sur la rive gauche, les rives avaient disparu, mais sur les plans de roches à demi submergées qui en tenaient lieu. Nous recommençâmes à suivre la crête des cerros, pendant que les sauvages, qui avaient fait provision de lianes, les ajustaient bout à bout et obtenaient, par ce moyen, des câbles assez longs pour pouvoir, en se couchant à plat ventre, guider les embarcations du haut des rochers. Un rapide, large d’environ cent cinquante toises, blanc d’écume et d’un mouvement furieux, termina cette traversée de Sibucuni, qui, par bonheur pour nous, voulut bien mentir à son nom : aucune de nos pirogues ne fut avalée par le gouffre.

Rapide de Sibucuni.

Ce site avait fait sur nous une impression telle, que pour prévenir un danger pareil à celui auquel nous venions d’échapper, nous manifestâmes à nos rameurs l’intention de suivre désormais le chemin des hauteurs, pendant que, de leur côté, ils prendraient, pour guider les embarcations, la voie qu’ils jugeraient convenable. Ce plan, que nous suggérait la prudence et peut-être la peur, était malheureusement inexécutable. À partir de Sibucuni, la rivière coulait entre des murailles à pic, et toute communication entre nos personnes et nos pirogues se trouvant fatalement interceptée, il était obligatoire de tenter sur-le-champ un rapprochement que, cent pas plus loin, il nous serait impossible d’effectuer. La descente fut donc résolue. Chacun s’aidant de ses mains, de ses ongles, de son bâton, s’accrochant aux aspérités de la pierre ou se laissant glisser sur ses surfaces lisses, parvint en bas sans accident. Le chef de la commission française, prudent comme le roi d’Ithaque, se fit attacher une corde sous les aisselles et, grâce à cette précaution ingénieuse qui lui donnait l’air d’un seau qu’on descend dans un puits, atteignit heureusement le fond de sa pirogue, où le plus robuste de ses esclaves le reçut dans ses bras.

Au dire des sauvages, il ne nous restait a franchir qu’un dernier rapide, au delà duquel notre navigation se poursuivrait dans des eaux calmes. Comme depuis deux jours ces rapides étaient devenus de plus en plus périlleux, nous pensâmes que le dernier serait, à notre traversée, ce qu’est le dessert au dîner, le bouquet au feu d’artifice. Cette idée et surtout l’impossibilité d’éviter le danger en débarquant et suivant à pied l’une ou l’autre