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rufus, attaché sur un des radeaux, et le seul bien qu’eût conservé l’infortuné jeune homme, le consolait par ses grimaces des rigueurs de la destinée.

Après une larme versée à la hâte sur le sort de ces deux martyrs de la science, nous continuâmes notre marche à travers les pierres, laissant aux sauvages, qui avaient recouvré toute leur belle humeur, le soin de guider les embarcations le long de la rivière. Bientôt nous fûmes en vue du rapide d’Impaniquiato, dont l’agitation, l’écume et le bruit ne le cédaient en rien à ceux de Sintulini de désastreuse mémoire. À l’exclamation que poussa un des Antis, je hâtai le pas. Le sauvage, plongé dans l’eau jusqu’aux aisselles et pesant à deux mains sur la liane attachée au plus grand des radeaux, me montra parmi les rochers du rivage une caisse en bois que la vague avait rejetée après l’avoir ouverte et débarrassée de son contenu. Dans cette épave, je reconnus la caisse dont le matin j’avais constaté la perte à Saniriato et qu’une crue des eaux avait entraînée pendant la nuit avec la pirogue qui la portait. Encore une illusion perdue, me dis-je, en remuant du pied le triste caisson, la veille plein jusqu’aux bords de linge, de papiers et d’objets de quincaillerie, et maintenant vide, ouvert, disloqué et condamné à pourrir sans honneur sur cette plage inhospitalière.

Tout en méditant sur le sort de ma caisse que je comparais à celui de l’homme ici-bas, je rejoignis nos compagnons.

Mort de Fray Bobo.

Le rapide d’Impaniquiato était dépassé, le courant avait pris une allure modérée, et à deux portées de fusil de là, sur la rive gauche, une plage de sable semblait nous inviter à nous reposer des fatigues morales et physiques de la journée. Nous nous rendîmes à son invitation muette. Après nous être rembarqués, nous coupâmes la rivière en diagonale et abordâmes sur cette plage appelée Mapiruntuni, du nom d’un rapide situé à quelque distance et dont le mugissement arrivait jusqu’à nous.

Le débarquement opéré, deux pirogues furent détachées du convoi et chargées d’explorer les anfractuosités du rivage, ou le courant eût pu entraîner le corps de Fray Bobo.

De deux heures à cinq, nos cholos de Cocabambillas aidés par des Antis, fouillèrent consciencieusement les anses, les baies et les criques dans un périmètre d’un quart de lieue ; mais leurs recherches furent vaines, et il nous fut impossible de donner à notre malheureux aumônier la sépulture chrétienne que nous lui destinions.

Au reste, et je le dis ici à la honte de notre espèce en général et de l’expédition franco-péruvienne en particulier, expédition dont le hasard m’a fait l’historiographe, l’événement dont nous avions été témoins et qui aurait dû nous affecter jusqu’au désespoir, avait si peu touché nos âmes endurcies par dix jours de souffrance et neuf nuits passées en plein air, que, dans l’après-midi de ce jour fatal, étendus sur le sable chaud de la plage et nous déroulant au soleil comme des couleuvres, nous parlions aussi haut et riions aussi fort, que si Fray Bobo, notre aumônier et notre ami, n’eût pas été retiré violemment