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manne de yuccas. À ces fruits et à ces racines, étaient joints des filets de tapir et des côtelettes de pécari séchés à la fumée. Nous sourîmes la bouche pleine à nos excellents pourvoyeurs. À l’issue du souper auquel ils assistèrent accroupis sur leurs talons et tout émerveillés, à ce qu’il me parut, de notre aptitude à précipiter les bouchées, nous leur remîmes des boutons, des miroirs et autres bagatelles auxquelles nous ajoutâmes avec empressement des couteaux de cuisine de douze sous la pièce, quand nous sûmes qu’ils avaient l’intention de nous accompagner jusqu’au delà des endroits dangereux. En recevant nos tranche-lard de pacotille dont les lames ployaient sous le doigt comme du fer-blanc, la joie de ces naturels ne connut plus de bornes.

La nuit que nous passâmes sur la plage de Saniriato nous parut assez longue, rafraîchie qu’elle fut par les bouffées d’un vent impétueux et de ces grains de pluie que les marins appellent des grenasses, ondées intermittentes qui tombent à l’improviste et cessent brusquement. Un peu mouillés, un peu transis, nous nous levâmes avec le jour et préparâmes tout pour le départ. Pendant la nuit, une crue subite de la rivière avait entraîné la plus petite de nos pirogues. Dans cette pirogue se trouvait un de mes caissons qui contenait du linge, des papiers et divers articles de quincaillerie, monnaie courante du désert ! j’étouffai mes soupirs et gardai le silence sur cette perte. En face des rapides de Saniriato et de la question de vie ou de mort qui s’allait décider pour nous, il eût été puéril, ridicule même, de pleurer ses chemises et ses grelots perdus.

À sept heures quarante-cinq minutes, nous quittions la plage de Saniriato et son ruisseau-torrent. Arrivés à cent toises du premier rapide, nous débarquions, et pendant que nous suivions la rive droite, encombrée de pierres énormes, nos embarcations dirigées par les Antis franchissaient heureusement le premier obstacle. Du haut des rochers qu’il nous fallait gravir, nous ne perdions aucun détail de la manœuvre des sauvages, qui, nus et leur sac attaché sur la tête, se démenaient comme de vrais diables au milieu des vagues et des brisants.

Rivière et rapides de Saniriato.

Quatre de ces rapides-cascades, recourbés en volute et barrant toute la largeur de la rivière, furent successivement traversés sans autre accident qu’une submersion complète de nos bagages, solidement assujettis sur les radeaux en prévision du cas. Au delà du quatrième rapide, le Quillabamba-Santa-Ana ralentit un peu la furie de son cours et l’agitation de ses flots. Les membres de la commission péruvienne profitèrent de ce calme pour rentrer dans leur pirogue où notre aumônier les suivit. Les fréquentes averses subies dans le trajet, les longs jeûnes et les nuits passées en plein air avaient occasionné au pauvre vieillard une courbature et un malaise général. Depuis deux jours ses jambes enflées jusqu’au genou commençaient à lui refuser leur service, et dans les endroits escarpés ou jonchés de pierres, l’aide naturaliste et moi nous lui donnions le bras pour assurer ses pas tremblants. Si ses forces physiques avaient diminué sensiblement depuis notre départ de Chahuaris, son appétit et sa gaieté s’étaient constamment maintenus à une hauteur rassurante. Il mangeait comme quatre, riait à lui seul comme six, et les plaisanteries de notre tachydermiste parisien, loin de scandaliser le saint homme, provoquaient chez lui de joyeux retours vers l’époque de sa jeunesse.

Quand il se fut assis dans la pirogue à côté de ses compagnons, les rameurs reprirent le large. Soit instinct, soit caprice, nous continuâmes de cheminer pédestrement. Après dix minutes de marche, un sourd grondement à la cantonnade et une bande d’écume qui apparut presque aussitôt, se détachant sur le fond sombre des verdures, nous annoncèrent l’approche d’un rapide. Comme nous admirions naïvement les belles oppo-