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Il est près de six heures. J’entends crier : « Schwabach ! » C’est la dernière station avant Nuremberg. Je ne me défends pas d’un trouble qui m’est agréable. Je sais que Nuremberg n’est pas une ville du moyen âge, je ne dois pas m’attendre à y voir

Des murs noirs hérissés de clochers ; l’amas sombre
De vieux pignons tremblants qui s’embrassent dans l’ombre ;
Des enseignes de fer qui grincent…

Non ; mais j’espère y trouver du repos, du silence, et y jouir de la contemplation d’œuvres d’art des quinzième et seizième siècles que je connais assez déjà par les descriptions et les gravures pour être sur de ne pas me trouver exposé à de bien grandes déceptions. Je me complais d’ailleurs dans une sorte de respect filial pour la patrie de tant d’hommes illustres, artistes, voyageurs, poëtes, savants, qui m’ont toujours été sympathiques, de deux surtout que j’estime et honore particulièrement, Martin Behaim, le célèbre cosmographe, l’auteur du globe terrestre de 1491, et Albert Durer, la gloire de l’école allemande, le maître et le patron des dessinateurs sur bois.

Une gracieuse jeune personne, demoiselle ou dame, assise devant moi depuis Ottingen et qui jusqu’à ce moment n’a pas entr’ouvert les lèvres, murmure ce seul mot comme un soupir heureux : Nurnberg !

Je me penche vivement à la portière, et j’aperçois à l’horizon la mince silhouette de l’ancienne ville impériale qui disparaît, reparaît, à droite, à gauche, grossit, grandit… Encore quelques tours de roue, quelques mugissements de la machine, et nous entrons au milieu des bâtiments en pierre rouge d’une belle gare dont le style est imité du gothique.




À Nuremberg.

Je n’avais eu garde d’oublier trois mots que m’avait appris notre ami Léon Gérard[1], neveu d’un voyageur français bien connu, M. Casimir Lecomte. Ces trois mots : Zum rothen Ross ! auraient la vertu, m’avait-il dit, de me transporter de la gare dans une hôtellerie italienne égarée sur les bords de la Pegnitz. — Entendre, au lieu du ya, résonner le si au cœur de la Bavière, rare fortune assurément ! — À peine sorti, j’ai le plaisir de lire la devise cabalistique peinte en jaune sur les flancs d’un des quatre ou cinq omnibus d’hôtels rangés en file et béants. Je me hâte, j’entre et prends place le premier, avec une joie d’enfant, dans le lourd véhicule.

La nuit est encore comme suspendue au-dessus de la ville ; il ne serait pas impossible d’apercevoir, au passage, quelque chose de la physionomie des murs d’enceinte, des rues et des édifices ; j’ai même déjà reconnu, je crois, le profil d’une des tours que j’ai vues dans la gravure sur bois de Petrus Kœrius[2] ; mais l’omnibus est lent à se remplir. Un vieillard très-barbu qui craint la brume conseille d’un ton doctoral de fermer toutes les fenêtres : on obéit prestement, et une seconde après trois ou quatre grosses pipes en porcelaine ont couvert les vitres de rideaux plus épais et moins blancs que mousseline. Maintenant, il fait plus noir dans l’omnibus qu’au dehors. Tandis que ma curiosité se replie sur elle-même avec un peu de regret, la machine s’ébranle, roule, monte, descend, traverse un pont, me semble faire mille détours. Il faut que Nuremberg soit une bien grande ville, et les cinquante mille habitants que lui donne la statistique doivent y tenir à l’aise. Enfin nous nous arrêtons, et, en posant le pied à terre, j’entrevois au-dessus de ma tête un petit cheval de bois peint en rouge (Rothe Ross) qui s’élance d’un balcon vitré et fait mine de galoper dans l’air.

L’hôte, tête nue, s’avance vers moi et me sourit.

« Il signor Galimberti ? lui dis-je sous forme d’interrogation insinuante et souriant moi-même.

Ya, mein Herr ! » me répond une voix de basse-taille formidable.

Je reste muet. Non, cette réplique germanique et laconique, cette large face honnête, florissante, épanouie, mais sans expression, ce calme embonpoint enveloppé dans une longue redingote boutonnée jusqu’au menton, non, rien de tout cela ne me rappelle la joyeuse et perfide tribu des ostieri, locandieri et trattori, vifs, empressés, loquaces, gesticulants, dont je m’attendais à rencontrer ici quelque frère ou fils exilé.

Je questionne le serviteur qui me conduit à la speisesaal (salle à manger). Il n’est que trop vrai. Ce M. Paul Galimberti est Nurembergeois de naissance.

« Mais son père ?…

— Depuis un an, personne ne le voit plus. On le garde au fond des appartements. Il est si vieux !

— Quel âge a-t-il donc ?

— Soixante ans ! »

  1. Il y a quelques années, M. Léon Gérard, notre ami et notre collègue à l’Assemblée constituante, eut la pensée d’utiliser les loisirs que lui laissait la politique et que lui permet sa fortune, en reproduisant, à l’aide de la photographie, les monuments et les aspects les plus curieux de la ville de Nuremberg. À son retour, il voulut bien mettre à notre disposition ces belles planches, et les gravures que nos lecteurs ont sous les yeux, exécutées d’après les dessins sur bois de M. Thérond, en sont les copies fidèles. M. Léon Gérard nous avait aussi fait espérer une relation de son voyage ; mais son goût pour les arts l’ayant conduit dans d’autres contrées de l’Europe, il nous a écrit de loin pour dégager sa promesse. Il fallait donc suppléer à son silence. C’est dans cette intention que, faute de mieux, nous-même, vers la fin de l’été dernier, nous avons passé des eaux de Pfeiffer, où l’on nous avait fait un devoir de séjourner, au lac de Constance, puis en Bavière. Les notes que nous avons prises à Nuremberg ont simplement pour but, comme on le voit, d’expliquer ou de commenter les gravures : nous prions qu’on les accueille avec indulgence.
  2. Il existe un grand nombre de gravures représentant Nuremberg depuis le quinzième siècle jusqu’à nos jours. Or, la ville ayant traversé trois ou quatre siècles sans changer aucunement de physionomie, grâce à la respectueuse résolution des Nurembergeois, transmise de père en fils, de ne rien détruire et de ne pas innover en restaurant même les habitations privées, il en résulte l’effet singulier que les seuls changements qu’on remarque dans toute cette succession de gravures, se rapportent uniquement aux costumes et aux mœurs. J. A. Delsenbach a dessiné et gravé, en 1716, avec beaucoup de finesse d’observation et d’esprit, toute la vie des Nuremburgeois de son temps dans leurs rues et sur leurs places publiques.