Page:Le Tour du monde - 09.djvu/160

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

que j’étudiais, révélait clairement la nature de leurs pensées. Chacun d’eux semblait attribuer à son rival les désagréments que nous subissions en commun. « Avec d’autres hommes que tes misérables cholos, disait le visage de l’un, mon voyage n’eût pas été retardé à chaque minute ; » — « Sans ton amour-propre féroce et ton surcroît de caisses vides, exprimaient les traits de l’autre, notre voyage se fût poursuivi sans encombre. » Cette mimique qui me distrayait sans me divertir, dura une partie de la journée. Au coucher du soleil, les deux chefs, las de mimer, s’apostrophèrent : des mots piquants, des paroles acidulées furent échangés par eux comme des coups de pistolet. Un moment je craignis qu’ils n’appelassent à leur aide des arguments plus décisifs, mais je me rassurai en remarquant que plus leurs attaques étaient virulentes, plus ils manifestaient d’einpressement à se tourner le dos ; d’où j’inférai que ce combat à la façon du Parthe, se bornerait à un échange d’épigrammes, et n’entraînerait après lui ni voies de fait, ni effusion de sang. La nuit venue, nos héros discuteurs allaient camper aux deux bouts de la plage. Malgré les avances amicales qui me furent faites de part et d’autre, je restai neutre et m’établis sur la limite des deux camps, me comparant tout bas à Polichinelle placé entre le diable qui l’appelle et le confesseur qui lui tend les bras.

Nos gens ne revinrent qu’à la nuit close. Quelques écuelles de mazato ou chicha de manioc, vidées par eux chez leurs bons amis les sauvages, avaient troublé leur cerveau et accru leur insolence naturelle. Les réflexions qu’ils firent assez haut pour que nous pussions les entendre, témoignaient clairement de leurs intentions futures à notre égard. Tous ne parlaient rien moins que de nous laisser continuer seuls le voyage, donnant pour prétexte à cet abandon : — « qu’il était bien stupide à eux de risquer leur peau pour le plaisir d’étrangers de rien[1], venus on ne sait d’où. » — En ce moment aucun d’eux ne se rappelait que ses peines et soins étaient non-seulement rétribués au double du taux ordinaire, mais qu’il en avait reçu le prix à l’avance. Les propos de ces hommes tenus en espagnol, étaient inintelligibles pour les sauvages ; mais aux regards de ces derniers incessamment fixés sur nous, regards niais et curieux plutôt que méchants, on devinait sans peine qu’ils savaient à quoi s’en tenir sur la discussion du moment, et qu’à l’exemple des cholos, ils nous eussent abandonné très-volontiers, tout en gardant à titre de souvenir nos couteaux et nos haches.

Site et rivière de Chapo.

Dans la soirée, les symptômes de mutinerie devinrent assez alarmants pour que les commandants des commissions-unies, rappelés à eux-mêmes par l’imminence du danger commun, se réunissent en conseil. Nous fûmes invité à y prendre part. La séance dura dix minutes à peine, juges et assesseurs ayant opiné du bonnet. Le résultat de la délibération fut que chacun de nous ferait à tour de rôle une faction de deux heures, afin d’empêcher les mutins de s’emparer des pirogues, que, pour plus de sûreté, j’allai moi-même attacher avec des cordes auxquelles j’ajoutai un cadenas. Deux ou trois cholos des plus influents de la bande par leur position sociale à Cocabambillas et qui nous étaient restés fidèles, allumèrent par notre ordre un grand feu sur la plage. À huit heures, chacun de nous se drapait en romain dans sa couverture et tâchait de dormir en attendant son tour de garde. Le capitaine de frégate, qui avait eu l’idée de la chose, voulut payer d’exemple en faisant la première faction nocturne. Armé d’un fusil de fantassin, que pour plus de commodité il portait sur l’épaule et la crosse en l’air, je le voyais aller et venir sur la plage, se détachant en noir sur le ciel étoilé. Sa haute taille et sa maigreur, jointes à l’air belliqueux et au pas cadencé qu’il avait adoptés pour la circonstance, lui donnaient un aspect si surnaturel que je regrettai de n’être pas nyctalope pour pouvoir faire un croquis de sa personne.

Paul Marcoy.

(La suite à la prochaine livraison.)



  1. Estrangerotes. Au lecteur qui pourrait nous croire assez d’imagination pour avoir inventé de pareils détails, nous répondrons simplement qu’ils ont été relevés jour par jour et heure par heure sur nos livres de notes, étalés devant nous pendant que nous écrivions.