Page:Le Tour du monde - 09.djvu/14

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

res par des manières plus affables et un maintien plus digne. Il a une fort belle tête.

1er mars. — La journée se passe en flâneries à l’intérieur et à l’extérieur du couvent toujours assailli par une multitude d’Arabes, hommes et femmes. Ces pauvres gens attendent là que Mouça leur ait donné leur pitance, car le couvent a la charge de nourrir une certaine quantité de Bédouins qui, à leur tour, eux et leurs chameaux, doivent rendre divers services aux moines.

2 mars. — Monté au Sinaï, ou Djebel-Mouça (mont de Moïse), à huit heures. Notre excursion dure cinq heures. On sort par les jardins, au sud du couvent, et l’on s’engage dans des sentiers où des gradins sont creusés dans la roche. On passe entre le mont des Juifs et le mont Horeb, on arrive à la fontaine du Cordonnier, puis à une chapelle dédiée à la Vierge, qu’on appelle aussi la chapelle du Commissionnaire, et enfin à un petit plateau où l’on se repose sous un cyprès, près d’une source d’eau pure. Plus haut, on nous montre les débris d’une chapelle autrefois construite dans un enfoncement que l’on croit être la grotte où se réfugia Élie poursuivi par Jézabel.

Sur le sommet du Sinaï, on voit les ruines d’une chapelle et d’une mosquée, toutes deux consacrées à Moïse.

C’est de là que Mahomet, suivant la tradition musulmane, fut enlevé au ciel. Son chameau a laissé sur le rocher l’empreinte d’un de ses pieds.

Quelle que soit la croyance ou la conviction philosophique du voyageur, il est à plaindre s’il reste froid sur cet étroit plateau consacré par de si grands souvenirs, tandis que son regard erre parmi ces alpes nues, au milieu du silence le plus solennel où la pensée de l’homme puisse s’élever librement de la terre aux cieux.

3 mars. — Assisté, aujourd’hui dimanche, à l’office dans l’église du couvent. Horrible carillon. Au lieu de cloches, on se sert de deux barres de fer que l’on frappe l’une sur l’autre, ou quelquefois d’un maillet et d’une planche de hêtre. Les pauvres moines, sales et déguenillés, chantent, en nasillant, avec les voix les plus fausses du monde. Ils ne paraissent pas très-occupés de ce qu’ils font : ils nous regardent, et, dans l’intervalle des chants, causent et gesticulent comme s’ils étaient à la promenade ; de son côté le supérieur, sans nulle crainte de les troubler, marche çà et là avec nous et répond à haute voix à toutes nos questions. Si nous en jugions par cet exemple, nous devrions croire que le rite grec n’a rien de grave ni de religieux. Force génuflexions et prosternements, signes de croix, baisers aux religieux ; tout ce culte ne paraît qu’extérieur : rien, du moins, ne témoigne que le cœur y prenne plus de part que l’esprit ; on n’a devant soi que la représentation d’une sorte de pantomime sacrée jouée de routine depuis des siècles. Il faut avouer que les musulmans ont l’air d’être plus respectueux et plus recueillis dans leurs prières.

3 mars. — Vers midi, cinq de ces religieux viennent à notre tente nous faire visite. Nous partageons avec eux notre café et nos cigares. Ces bonnes gens sont bien misérablement vêtus. Le supérieur seul a quelque instruction.

Trois Anglais arrivent du Caire. L’un d’eux, habillé en Arabe, vient causer avec nous et d’une manière très-aimable. Quelques heures après, nous lui rendons sa visite, et il nous offre le café sous sa tente.

4 mars. — Il est temps de retourner à Suez. Nous prenons congé des moines en leur remettant notre offrande. Ils ne nous avaient pu rendre beaucoup de services, et nous devons dire qu’ils se montrent satisfaits de ce que nous leur donnons : nous n’avons donc point à peser dans l’accusation de cupidité que portent contre eux la plupart des voyageurs.

Nous quittons le couvent et remontons sur nos dromadaires. Pour le retour, nous prenons une autre route que celle par où nous sommes venus.

Passé par Wadi-Scheikh, puis par Wadi-Tarfah.

Campé à Wadi-Lakdar. Nous avons le Serbal à l’ouest et le Nasb-el-Hawa au sud.

Ce côté de la presqu’île a plus de grandeur que celui que nous connaissons. Les vallées sont plus larges, les rochers plus élevés, les points de vue plus étendus. — Aujourd’hui nous avons marché neuf heures.

5 mars. — Monté par le Wadi-Brah, grande vallée à pente douce que nous ne mettons pas moins de trois heures à parcourir.

Pour récompense de nos fatigues, en entrant dans le Wadi-Gnèh nous jouissons d’une vue magnifique. Les teintes du ciel et des rochers sont impossibles à traduire. On marche ici dans une atmosphère fantastique. La limpidité de l’air, l’éclat de la lumière, la transparence des ombres, n’ont rien de comparable à ce que nous voyons dans nos climats. L’œil est charmé, ravi, et cette contemplation sereine absorbe tellement l’esprit qu’on n’a plus d’autre faculté que celle de sentir : la pensée s’éteint, s’efface et se noie dans une sorte de rêverie confuse et délicieuse.

Le silence, au milieu de ces vastes solitudes, n’est pas un de leurs moindres attraits. Le pied souple des chameaux s’étale sur le sable sans faire aucun bruit, les Arabes parlent peu en marchant, de sorte que, n’étant distraits par aucun son, nous nous livrons tout entiers à la jouissance muette des merveilles qui nous entourent. Ce que l’on éprouve devant ces grands spectacles n’est traduisible par aucune des formes de l’art.

Nous descendons par Wadi-Barack dans Wadi-Sick où nous campons. La nuit est superbe quoiqu’il n’y ait pas de lune. Cette obscure clarté qui tombe des étoiles nous semble éclatante.

6 mars. — Passé par Sarabit el Kadim. L’horizon est très-vaste. Le Djébel-el-Tih se détache sur le fond en tons de perle.

Ramleh, étang de sable. Ce lieu est la patrie d’horribles serpents noirs, courts et gros, et d’énormes lézards qui viennent prendre un bain de soleil au bord de leurs trous.

Après avoir suivi les sinuosités d’une vallée assez étroite, nous débouchons tout à coup dans Wadi-Nessoub qui est ce que nous avons vu certainement de plus magni-