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allés débusquer leurs derniers défenseurs ; il jetait sur les campagnes environnantes des lueurs rouges réfléchies par les eaux paisibles du Grand-Canal.

« Mais déjà, on voyait se mouvoir dans la plaine et sur la chaussée, des ombres silencieuses. C’étaient les vivants qui venaient piller les morts.

« Les maraudeurs chinois, qui suivaient à distance l’armée européenne, comme les chacals suivent le lion, se glissaient dans les tentes abandonnées, défaisaient les sacs d’effets, et coupaient les bourses suspendues aux ceintures de soie.

« La récolte dut être bonne pour les pillards ; car, l’armée impériale avait reçu sa paie, la veille du combat, et il y avait une immense quantité de sapèques dans les tentes, et sur les cadavres. »

Il ne tint pas à leurs superstitions natives que les Chinois ne vissent dans ce monceau de corps humains calcinés, dans la vapeur nauséabonde qui s’exhalait de ce charnier fumant, une offrande à la déesse gardienne de la foi jurée, une hécatombe expiatoire au droit des gens, indignement violé par eux trois jours auparavant (18 septembre). Mais l’orgueil haineux de la race parla plus haut en eux que la religion et la conscience, et il fallut des leçons plus significatives, la fuite de leur souverain et l’occupation de leur capitale, pour les amener à simuler le repentir devant l’étranger et à lui offrir des réparations.

On s’est beaucoup ému et avec raison en Europe de l’acte de perfidie auquel nous faisons allusion et qui coûta la vie à dix-huit Européens ou Indous, sur trente-six qui en furent victimes. De nombreuses versions en ont été publiées : peut-être ne sera-t-on pas fâché d’en trouver ici une de plus, dont l’origine garantit l’impartialité.

C’est le Rapport de deux prêtres chinois au baron Gros sur l’arrestation des commissaires alliés à Tung-chao ; nous l’empruntons textuellement à un livre officiel qui vient de voir le jour[1].

« Le 18 septembre l’armée chinoise, dans laquelle se trouvaient à peu près quatre cents Tartares chrétiens, était commandée par le sen-Wang (San-ko-li-tsin), par Jouïline, par Tchen-pao et par d’autres chefs. Il paraît que c’est le ministre de la guerre Muh-ine qui a donné le conseil d’arrêter les Européens qui allaient quitter Toung-Tcheou, et que c’est le prince Tsaï qui en a donné l’ordre, irrité, dit-on, par la tenue et les paroles de M. Parkes, le commissaire interprète anglais, qui, hors de lui pendant la discussion, avait renversé exprès une table couverte de porcelaines, et tout brisé en mille pièces.

« Deux Européens ont été tués à Toung-Tcheou ; deux autres n’ont pas été conduits à Pékin comme leurs compagnons d’infortune, et sont restés, par ordre, auprès du général Tchen-pao, qui les traitait bien. L’un d’eux parlait le chinois et engageait le général à se rendre au camp des alliés pour y conclure la paix. Mais ce chef, qui avait été blessé au cou, voyant les armées alliées s’avancer vers le pont de marbre (Pa-li-kiao), les a fait décapiter sur le pont même, et a fait jeter leurs corps et leurs têtes dans le canal.

« Quatre Européens arrivèrent d’abord dans Pékin ; ils étaient dans des chariots ; six autres y furent amenés à pied ; enfin vingt autres y vinrent à cheval, dans l’après-midi. On dit que l’un d’eux est parvenu à s’échapper au grand galop de son cheval. Les vingt-trois autres, conduits dans Pékin, ont été garrottés, les pieds et les mains liés en faisceau derrière le dos, et c’est dans cette position humiliante que plusieurs d’entre eux ont été portés par deux hommes, qui avaient passé un bâton entre les liens. On conçoit les douleurs et les cris de ces infortunés : par un raffinement de cruauté difficile à croire, on mouillait leurs liens pour les serrer davantage, tout en refusant d’humecter leurs lèvres avec cette eau qu’ils demandaient à boire avec des cris déchirants. Quelques païens, émus de compassion, reprochaient aux prétoriens leur cruauté envers leurs victimes… Parmi elles, l’une se faisait remarquer par sa douceur et sa patience… les autres se laissaient aller à leur indignation et à leur désespoir, et il paraît certain que les Chinois qui comprenaient un peu l’anglais disaient méchamment aux bourreaux que les prisonniers les accablaient de malédictions. Un de ces pauvres Européens criait si fort qu’un Chinois lui a plongé son couteau dans le côté pour le faire taire. C’est portés de la sorte que plusieurs de ces infortunés ont été conduits à Yuen-min-Yuen et jetés dans une des cours du pavillon où avait demeuré le prince Tsaï, et là ils ont été abandonnés sans nourriture, sans soins, sans espoir ! Plus tard on sépara les survivants… Les uns furent envoyés dans le nord, les autres dans le sud… et depuis lors le public ne s’en est plus occupé. »

Les insultes ne s’étant pas étendues jusqu’aux cadavres, quelques personnes ont voulu voir en cela un effet du respect que les Chinois témoignent aux morts, même aux suppliciés. Mais probablement, suivant l’auteur que nous citons, ce fut là le résultat de la crainte.

« On ne connaît rien, dit-il, sur les circonstances qui accompagnèrent la fin de la plupart de ceux dont on ne nous rendit que la dépouille mortelle ; on ignore s’ils échappèrent par le délire à une partie de leurs souffrances, s’ils entendirent le canon des alliés, quelles forces ils puisèrent dans leur religion ou dans leur caractère ? Leur fin misérable assombrit encore l’éclat de cette campagne prodigieuse. Nos mœurs répugnent au récit même de ces crimes d’un autre âge. Par générosité d’âme ou par défaut de portée dans l’esprit, on n’imagine pas que le monde soit modelé autrement que sur les royaumes et les peuples qui nous touchent ; on juge d’après soi-même, et, dans un pays bouddhique, on voudrait trouver les adoucissements que des milliers de rencontres d’hommes et d’idées ont assurés à des belligérants dans les champs de l’Allemagne et de l’Italie. L’attentat contre les parlementaires alliés eût excité

  1. Relation de l’expédition de Chine en 1860, publiée d’après les documents officiels et avec l’autorisation du ministre de la marine, par M. Pallu, lieutenant de vaisseau ; grand in-8, avec atlas ; Imprimerie impériale, 1864.