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nuisent à l’agrément de ce joli paysage. De quoi peuvent vivre ces pauvres familles ? C’est la première fois que je vois une si grande misère sous un si beau soleil. Du reste, la plupart des enclos, renfermant un puits et quelques dattiers, sont complètement abandonnés. — Nous passons toute la journée du 26 dans cette belle vallée.

27 février. — Nous marchons pendant deux heures dans le Wadi-Feiran avant de le quitter, et nous entrons dans le Wadi-Slaf.

Le mont Serbal (que M. Lepsius croit pouvoir identifier avec le Sinaï[1]) est une des plus hautes montagnes de la presqu’île. Sa forme est grandiose, sa couleur éclatante ; il domine, il force le regard à se fixer sur sa cime et sur le ciel, il impose le respect.

Tous les rochers ont les teintes de matière passée au feu. Le Serbal conserve encore un peu de neige dans ses fissures.

Nous arrivons au pied du Nasb-el-Hawa (passage du vent), que nous franchirons demain. Le Wadi-Slaf est probablement le Raphidim de l’Exode ; c’est dans cette plaine, la seule, à une grande distance, assez vaste pour contenir une armée, que les Hébreux, souffrant de la soif, dirent à Moïse : « Donnez-nous de l’eau pour boire. » Et Moïse les conduisit à la pierre d’Horeb d’où il fit jaillir une source.

28 février. — En marche à huit heures, nous passons le Nasb-el-Hawa en deux heures et demie.

À l’extrémité du défilé, nous entrons dans la plaine d’Er-Raah ou les Hébreux adorèrent le veau d’or. Ils ne voyaient pas Moïse descendre du Sinaï, et comme ils voulaient continuer leur route vers la Terre promise, ils dirent à Aaron : « Nous ne savons ce qui est arrivé à cet homme qui nous a tirés de l’Égypte ; faites-nous des dieux qui marchent devant nous. » Et Aaron fit réunir tous les pendants d’oreille en or que portaient, non seulement les femmes et les jeunes filles, mais aussi les jeunes gens, et, ayant fondu tous ces ornements, il en fit une figure de veau d’or ; puis il l’éleva devant un autel. Quand Moïse descendit et vit cette idole, il entra dans une violente colère, jeta le veau dans le feu, le réduisit en poudre, mit cette poudre dans l’eau, et en fit boire aux enfants d’Israël.

On nous montre une petite roche creuse où, suivant la tradition, le veau d’or aurait été coulé. Il n’est pas difficile de croire qu’il y eût des ouvriers habiles dans ce grand nombre d’Hébreux qui avaient vécu en Égypte.

Près de là s’élève un monticule où les Arabes vont quelquefois tuer des chèvres sauvages.

Nous avons vis-à-vis de nous le pic du Safsafeh, qui fait partie du groupe de rochers où se trouve le Sinaï[2].

À midi, nous arrivons au pied de ce mont sacré. Nous campons non loin du couvent, où nous ne coucherons pas : nous préférons notre tente à l’hospitalité des moines.

Après un peu de repos, nous nous dirigeons vers le couvent. Extérieurement l’aspect n’en a rien de religieux. On n’a devant soi que des murailles crénelées, formant un carré irrégulier de deux cent quarante-cinq pieds de long sur deux cent quatre de large, et construit en blocs de granit hauts d’environ un demi-mètre, sur une largeur un peu plus grande. De petits bastions avertissent les Bédouins qu’on pourrait au besoin repousser leur attaque avec de l’artillerie.

La grande porte du couvent est murée ; on ne l’ouvre que lorsque le véritable supérieur, l’un des quatre archevêques indépendants de l’Église grecque, vient du Caire, à de longs intervalles, honorer les moines de sa visite.

Fondé, dit-on, l’an 527, par l’empereur Justinien et son épouse Théodose, sur l’emplacement d’une tour élevée par l’impératrice Hélène, ce monastère fut protégé, au siècle suivant, par Mahomet lui-même, qui mêla une grande partie du christianisme à sa doctrine nouvelle. En 1403, un traité conclu entre l’ordre de Saint-Jean-de-Jérusalem et le soudan d’Égypte, mentionna, parmi les droits à prélever sur les pèlerins de la Terre-Sainte, ce qu’on pouvait percevoir sur les visiteurs du couvent du mont Sinaï. Vers cette époque, les bâtiments furent réparés et agrandis. Il y avait alors au Sinaï beaucoup d’autres monastères, « aimés de Dieu et dignes de tout honneur, » selon ce que dit l’empereur Marcien dans une lettre. Le général Kléber, lors de son passage, a fait relever quelques parties des murailles du couvent.

Nous sommes impatients de pénétrer à l’intérieur. Le long du mur pend une corde qui tombe d’une poterne. Notre guide appelle Mouça. Les Bédouins et les voyageurs donnent toujours ce nom de Moïse, au portier du couvent, quel qu’il soit.

Un moine paraît au haut de la poterne ; nous attachons à la corde notre lettre de recommandation. Après une demi-heure d’attente, on nous introduit, non plus comme on aurait fait autrefois, c’est-à-dire en nous hissant dans un anneau de corde ou dans un panier jusqu’à la poterne, mais par une petite porte de côté, basse et bardée de fer. L’appareil des verroux et des serrures en est formidable. Ces précautions ne sont bonnes qu’à dissuader de pauvres Bédouins de l’idée d’une invasion. Une douzaine de nos zouaves prendraient d’assaut cette forteresse en un quart d’heure.

Le supérieur (l’higoumène) vient à notre rencontre, et se met à notre disposition pour tout ce qui peut nous être agréable : l’utile, nous l’avons sous la tente. Il nous conduit dans toutes les parties du couvent. Cet intérieur est un amas confus de constructions irrégulières, disposées sans ordre, sur les différents plans d’un terrain inégal et accidenté. À travers un labyrinthe de petits passages, de corridors, de cours, nous visitons des cellules communiquant avec des galeries extérieures en bois, des chambres très-modestement meublées et réservées aux étrangers, des celliers, des ateliers, de petites fabriques pour les choses nécessaires à l’existence

  1. Sur cette question soulevée par M. Lepsius, on trouve des discussions dans les ouvrages de Porter, Robinson, Stanley, Kinner, de Laborde, etc.
  2. Le nom de Sinaï est ordinairement employé pour désigner l’ensemble du massif, et celui d’Horeb pour désigner le pic où la loi fut donnée. Robinson. (Itinéraire d’orient, par MM. Ad. Joanne et Émile Isambert.)