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C’est à ce moment que j’appris à connaître tout le prix des services d’Hassan et de Mohamed. Jusqu’alors je ne leur avais pas rendu justice. L’un me paraissait nonchalant, l’autre doué d’une vivacité brouillonne et inutile. Mais combien ils grandirent dans mon estime dès cette première distribution des bagages ! L’un, avec le plus grand flegme, choisissait et mettait à part les effets confiés à sa garde, sans daigner répondre aux interpellations des portefaix, ni aux offres de service, plus que suspectes, des officieux réunis en assez grand nombre. Il repoussait, avec le poing fermé, les plus ardents à la curée et ne desserrait pas les lèvres. Mohamed, au contraire, répondait à leurs sollicitations par des cris et des gestes désespérés. Il procédait, d’ailleurs, à la même opération que son collègue, sinon avec sa superbe, du moins avec un égal succès. Ce que voyant je confiai instantanément ma malle et mon sac de nuit à leur garde pour le reste du voyage. Je les leur fis reconnaître en leur expliquant ce que j’attendais d’eux. Hassan hocha la tête. Il me dit : Taïb, qu’on peut traduire à cette occasion par : Très-bien, et continua sa besogne sans qu’un seul pli trahît sur sa physionomie de bronze verdâtre un sentiment quelconque. Mohamed me regarda, ouvrit la bouche toute grande et se mit à rire en montrant les dents, comme si ma recommandation eût été la chose la plus plaisante du monde.

Délivré d’un assez grand souci, je voulus rejoindre notre caravane. Elle avait disparu. De quel côté ? Le moyen de le demander à l’une de ces figures à turban dont la gravité un peu ironique n’a rien d’engageant ? Enfin je me laisse guider par le hasard ; je tourne à droite, et une centaine de pas me conduisent devant une porte ou j’arrive à temps pour voir l’un des nôtres enjamber les marches d’un escalier. Parvenu à sa suite au premier étage, j’ai la satisfaction, partagée, je crois, par toute l’assemblée, de me trouver devant une table abondamment servie.

Ouvriers terrassiers du canal de Suez travaillant à la couffe (Voy. p. 20).

L’ambassadeur d’Angleterre y prend place au milieu de son monde. Mais c’est surtout à quelques Français, nos compagnons, qu’il adresse la parole dans un langage très-correct, qui révèle constamment de fines intentions. C’est une politesse de sir Henry Bulwer. Il ne s’en est pas écarté durant tout le voyage, malgré la préférence bien naturelle qu’un étranger doit avoir pour ses compatriotes et pour la langue de son pays.

Sir Henry Bulwer est d’une taille au-dessus de la moyenne. Il a traversé l’âge mur sans en avoir encore dépassé la limite. Ses traits sont fatigués, plutôt par de fréquentes indispositions que par les années. Il est de mince corpulence, et l’embonpoint n’est pas ce qui le gêne soit pour marcher, soit pour monter à cheval. Il excelle, cela va sans dire, dans ce dernier exercice. Tout Anglais de distinction s’y adonne. Du reste, rien ne ressemble moins que M. Bulwer au type d’Anglais qu’on se représente habituellement en France et ailleurs. Il n’est pas blond ; il n’a pas de favoris tirant sur le rouge et taillés en « côtelettes ; » il n’a pas un teint frais et rose, son teint est celui des hommes du Midi ; des rides précoces l’envahissent. Quelle est la couleur de ses yeux ? Je ne saurais le dire. Son regard clair et pénétrant n’est pas de ceux qui se laissent fixer, encore moins étudier.

Ainsi que je l’ai dit, sa courtoisie a été parfaite. Mais les esprits susceptibles ont trouvé, dans le raffinement de cette courtoisie, un fond de très-grande réserve et même de hauteur. Les hommes du monde, et surtout du monde britannique, excellent à manier la politesse comme un bouclier contre la familiarité. Les diplomates, principalement, s’en servent à toutes fins et savent, s’ils sont du rang et de la trempe de sir Henry, la manier de telle