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étaient accroupis au milieu des jarres et des poteries. Une table basse, sur laquelle étaient étalés des poissons grillés, du piment moulu, et ce fucus que les Indiens nomment cocha-yuyu (douceur du lac), indiquait un de ces restaurants en plein air si communs au Pérou. Ces victuailles saupoudrées de cendre volcanique en manière de poivre, avaient une mine peu engageante ; mais les muletiers n’étaient pas gens à s’arrêter à ces détails. Leur premier soin, en arrivant, fut d’interpeller rudement les hôtesses et de se faire servir double ration de ces mets poudreux, accompagnés d’un cruchon de chicha. Comme il est d’usage avant d’entreprendre la traversée de la pampa, de s’arrêter un moment en ce lieu pour laisser reposer les mules, nous mîmes pied à terre pendant que nos gens expédiaient leur collation ; mes compagnons battirent le briquet et allumèrent leurs cigarettes. Je les laissai pousser vers le ciel des flots de fumée, et j’allai examiner, du bord du plateau, élevé de 1 700 mètres, les lieux que nous venions de parcourir, et que j’abandonnais pour ne plus les revoir.

Pointe d’Islay, vue de la mer ; direction est-nord-est ; distance, quatre milles.

Toute la contrée environnante, à partir du bas du plateau jusqu’à l’Océan, était d’un gris uniforme, marbré de veines irrégulières couleur d’ocre brun. Les collines sans nombre qui bosselaient sa surface ressemblaient, vues ainsi de haut et de loin, à ces phlyctènes ou boursouflures du sol, si fréquentes dans le voisinage des volcans. Du nord au sud s’étendait la ligne des lomas ou mornes salins qui bordent ce littoral entre le 23e et le 10e degré ; leurs sommets et leurs flancs offraient par places une teinte jaunâtre, que devaient changer en vert gai, les premiers brouillards de l’été, vapeurs fécondantes qui se forment pendant la nuit et se dissipent vers les onze heures du matin ; la pureté de l’atmosphère permettait de distinguer à une très-grande distance tous les accidents de ce vaste paysage. Dans le sud, je découvrais comme une ligne noire tracée à l’horizon entre le double azur de la mer et du ciel, la pointe de Coles et les roches du val de Tambo, dont la rivière, à sec pendant l’été, roule dans les crues d’hiver, sous ses flots bourbeux, d’énormes blocs détachés des montagnes. Un peu en deçà m’apparaissaient les plages de Mejillones et de Cocotea, avec la surélévation de leurs bancs conchyliens, leurs gisements de huano et leurs collines criblées de huacas (sépultures), où dorment du dernier sommeil des milliers de momies. Chaque point sur lequel tombaient mes regards, me rappelait une halte, une épisode, une découverte. Ici, j’avais séjourné quelques semaines en compagnie d’Indiens Llipis du grand désert d’Acatama, vivant de fucus, de pétoncles et de melons d’eau, seules ressources alimentaires que nous offrissent ces parages. Là, j’avais assisté du haut des dunes, et sans pouvoir l’aider autrement que par des vœux stériles, au naufrage du brick-goëlette américain Susquehannah. Plus loin, au milieu des sables mouvants et pareille à un îlot conique, s’élevait la colline des Aymaras et son ossuaire antérieur à la conquête espagnole, où j’avais recueilli de si beaux échantillons phrénologiques. Plus loin encore, dans le sud-est, les terrains vagues de l’Arenal et ses dépôts de huano de poisson[1], inconnu jusqu’alors, et sur lesquels j’avais

  1. Les échouements observés sous le règne des Incas premiers ont encore lieu chaque année à des époques fixes. Les habitants des plages d’Atica, à 30 lieues nord d’Islay, et ceux de Malla et de Chilca, sous le quatorzième degré, fumaient autrefois leurs terres avec ces poissons, n’ayant pas, comme ceux d’Islay, la ressource du huano d’oiseaux. Aujourd’hui, tous se servent de ce dernier engrais, usité jusque dans la sierra. Les milliers de poissons étalés sur les plages, et dont les habitants ne tirent plus parti, empestent l’air jusqu’à ce que le soleil les ait desséchés. Avec le temps, ce détritus ichtyologique a formé des dépôts d’une demi-lieue de largeur, sur une profondeur de trois ou quatre pieds. Le sable, les coquilles, les menus galets, les veines de sel marin auxquels il est mêlé, indiquent que la mer dut baigner ces terrains avant la formation des rivages actuels.