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nuisiers ou jardiniers. Une centaine d’Indiens campaient au dehors du village une partie de l’année, y vivant de maraude. Enfin relégués comme des parias à cinq cents mètres de Coulterville, vivaient les Chinois au nombre de près de trois cents dans leur village spécial. L’ensemble de toute cette population formait un camp d’environ huit cents individus, assez bizarrement rassemblés. Tous les camps californiens sont à peu près composés de la même façon, sauf le chiffre de la population qui varie naturellement d’un camp à un autre. Il y a des camps très-peuplés ; il y en a aussi qui le sont moins encore que Coulterville, érigée à l’état de commune, et possédant un juge de paix, un constable et autres officiers publics. Un médecin et un pharmacien au moins sont aussi établis dans le village, s’il est permis de donner ce nom à Coulterville, qui ne peut certes que le répudier, à cause de l’importance de ses hôtels, de ses cafés, de ses maisons particulières, de l’élégance même de certains cottages qui marquent les abords de la ville.

Il en est ainsi non-seulement en Californie, mais encore dans tous les États-Unis. Les villages y ont l’aspect des villes, et rien de misérable ne s’y bâtit. De même dans les fermes, on ne connaît pas ce que nous nommons le paysan ; l’homme qui conduit la charrue et sème le blé, rentre le soir chez lui, fait sa toilette et lit son journal ou sa bible, au coin de son feu, et vêtu comme un gentleman. Encore moins connaît-on la paysanne. Madame élève les enfants, surveille leur éducation, fait de la musique au piano, et rien dans ses vêtements, non plus que dans ses traits, n’indique la paysanne ou la fermière comme nous la concevons en France. Toutes les professions aux États-Unis sont également des professions libérales. La plus grande égalité règne parmi les citoyens. Beaucoup de nos compatriotes, malheureux dans le pays de l’or, et obligés de se plier au métier de mineur, de s’employer même comme ouvriers dans les mines, se sont très-bien trouvés des institutions démocratiques des Américains. Après avoir rempli en France des professions souvent élevées, ils sont devenus ouvriers, gagnant par le travail de leurs mains leur pain de chaque jour. Ils sont tout aussi considérés que d’autres plus fortunés qu’eux.

Sans raconter ici quelques-unes de ces existences déclassées qui ont été si nombreuses en Californie au premier temps de l’exploitation de l’or, je vais me borner à faire connaître plusieurs types assez originaux de mineurs que j’ai rencontrés à Coulterville. Un des plus curieux, qui se présente à ma mémoire avec sa haute taille et sa grosse barbe noire, est l’Auvergnat Vermenouze. Ce descendant des Arvernes, grand tueur de serpents à sonnettes, qu’il attaque à coups de bâton et dont il rapporte victorieusement les crécelles au logis, est en même temps l’épouvante de tous les Chinois maraudeurs. Comme il élève des poules autour de sa cabane, et que les Chinois partagent avec les renards la réputation de dévaster les basses-cours, Vermenouze, dans ses moments de loisirs, monte la garde autour de son poulailler, le fusil sur le dos. De temps en temps il tire sur les écureuils, les envoie mesurer la terre et rend ainsi témoins de son adresse les fils terrifiés de l’Empire Céleste. John est pour lui un voisin toujours trop rapproché ; il le poursuit d’une haine profonde, et ne veut même se lier d’amitié avec personne en Californie. La lisière ne vaut pas le drap, dit-il, en citant les proverbes à l’égal de Sancho Pansa. Le drap, pour lui, c’est la France, et la lisière, tous les peuples étrangers, que, par un système géographique qui lui est propre, il dispose autour de nos frontières.

À la fois estafette et palefrenier dans la compagnie qui l’emploie, Vermenouze trouve encore le temps de faire bouillir son pot-au-feu ; car il est trop fier, comme la plupart des Français, pour aller s’asseoir à la cantine à côté des Yankees. Il soigne aussi le ménage d’un couple voisin qu’une lune de miel perpétuelle empêche de s’occuper de ce prosaïque détail. Enfin je l’ai eu moi-même comme brosseur dans une cabane où je m’étais installé, et jamais maison de Paris n’a été tenue comme ma cabane californienne. Vermenouze allait jusqu’à joindre le rôle de couturière à celui de femme de chambre. Un habit veuf d’un bouton, un pantalon où se montrait une fissure inaccoutumée, attiraient immédiatement son attention. Pour tous ces emplois divers, notre Auverpin recevait six mille francs par an, ce qui est une haute paye, même aujourd’hui, dans l’Eldorado.

Quelquefois il se plaisait à proclamer bien haut l’égalité qui, en Californie, relie le maître au serviteur, en disant qu’aux États-Unis il n’y a pas de domestiques. Il joignait à cette doctrine subversive la malheureuse habitude de fumer mes meilleurs cigares, sans demander la moindre permission. Acceptant une égalité ainsi conquise, je l’admettais le soir, comme un ami, devant ma porte, et plus tard au coin de mon feu, quand la saison pluvieuse fut venue. Mollement balancé dans mon rocking-chair ou chaise berceuse, j’écoutais avec attention le récit de ses aventures passées.

Il avait été soldat en Afrique, puis marchand de drap en Auvergne, enfin colporteur ; à ce dernier titre il a visité l’Espagne, et cite toujours, parmi ses souvenirs, les splendeurs de Madris et de Toulède. Depuis sa venue en Californie, il a été successivement laveur d’or, mineur, commis d’un marchand de vin, ouvrier dans une usine à quartz ; puis, ayant fait quelques épargnes, il est allé les perdre sur les placers de Fraser-River dans la Colombie britannique.

Revenu de ce trompeur Eldorado, il s’est placé dans une compagnie minière à Coulterville. Là on lui fait tout faire, et il fait tout bien. Son unique désir est de revoir un jour la France, et d’y porter ses économies.

En regard de Vermenouze je place, dans mon souvenir, le père Barbet, un maître maçon d’élite, un médaillé de Sainte-Hélène, toujours vert et vigoureux malgré ses soixante-six ans. Il fut comme enlevé, au Havre, par la compagnie qui avait besoin de ses services en Californie. On le jeta sur le navire en partance, sans qu’il eût même le temps de prévenir sa femme, ni de faire une malle. On lui renvoya ensuite ses effets à San Fran-