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route du bon vieux temps. Aussi, voit-on près de là les ruines du vieux château de Helfenstein.

Entre Geisslingen et Nellingen, nous nous trouvons dans une vallée magnifique, dont nous suivons à mi-côte une des parois. Deux puissantes machines nous traînent pas à pas. À gauche nous longeons une muraille de rochers que la poudre a fendus et qui, çà et là, surplombent au-dessus de la voie d’une façon très-pittoresque, mais passablement inquiétante. À droite, un précipice ; au fond, la vallée, immense tapis de verdure que coupe le Rohrach, ruisseau limpide, aux vives allures qui vont parfois jusqu’aux petites colères d’un torrent naissant !

La vieille route de terre en suit modestement toutes les sinuosités, et le paysan qui y marche s’arrête encore avec stupeur pour voir ce feu, cette fumée, ces lourdes machines audacieusement attachées aux flancs abrupts de la montagne, et qui passent entre le ciel et lui. Est-ce un vieillard : il maudit l’audace impie des générations nouvelles et dit, comme les ingénieurs espagnols de Charles III : « Si Dieu eût voulu faire là un chemin, il n’y eût pas mis une montagne. » Est-il jeune, il voudrait regarder de près le monstre et courir avec lui. Que d’opinions qui ne sont qu’affaire d’âge et de tempérament !

L’autre paroi de la vallée se relève soudainement, couverte d’une forêt de chênes, du milieu desquels sort de temps à autre une roche trapue ou quelque aiguille élancée. Nous sommes dans une vraie Suisse en miniature.

Le Hohen-Neuffen.

On dira : des rochers, des arbres, des eaux, c’est toujours la même chose. Oui sans doute ; mais c’est aussi toujours différent. La nature, pour écrire ses grands poëmes ou ses idylles, a encore moins d’éléments que le langage ne nous en fournit. Avec un rayon de soleil ou un nuage qui passe et jette son ombre sur cette lumière, elle change les aspects, jusqu’à paraître modifier les formes ; et ce monde extérieur, qui semble immobile et immuable, est le théâtre de transformations continuelles, car à celles que la nature y opère s’ajoutent celles que notre esprit lui impose. Chacun de nous met un peu de son cœur et de sa pensée dans le paysage qu’il contemple et qu’il aime.

Au sommet de la Geisslingersteig, nous sommes à six cent soixante-quatorze mètres au-dessus de la mer. J’arrivai sur ce plateau de l’Alpe de Souabe avec une certaine émotion. Par le point où nous sommes passe la ligne de partage des eaux de l’Europe. Devant nous, elles vont à l’Euxin et à la Méditerranée ; derrière nous, à la mer du Nord et à l’Atlantique. C’est donc comme la limite de deux mondes. Là sont, en effet, les portes de l’Orient, et à quelques pas coule le grand fleuve par où nous sont venues autrefois toutes les invasions asiatiques, par où s’en va aujourd’hui le génie de l’Europe occidentale pour réveiller et ranimer ce monde mourant.

V. Duruy.

(La suite à la prochaine livraison.)