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de M. Debono, de Khartoum, qui a fait déblayer ce piédestal.

Deux heures après, mes chameliers, arrivés en face d’un fouillis de palmiers derrière lesquels se dessinait confusément une ville, déchargèrent lestement mes bagages et se sauvèrent. Je restai sur la rive nue, sous un soleil ardent, en face d’une maadié (bac) immobile ; on me fit comprendre qu’elle ne se mettait en mouvement qu’à midi. Cependant un Arabe, touché de mon désappointement, descendit la berge et me mena, à travers de vastes bancs de sable, à un endroit où un lévrier eut sauté d’un bond par-dessus le fleuve presque tari. De cet endroit, je pouvais voir aisément la pointe du Mandjera, la base de l’île Touti, et, entre deux, l’espace où le Fleuve Blanc et le Fleuve Bleu mêlent leurs eaux pour former le Nil. Devant moi, la rive était bordée de jardins, parmi lesquels on voyait la masse blanche d’un édifice qui ne manquait pas d’un certain air monumental : c’était la mudirie (préfecture) de Khartoum. J’étais arrivé dans la capitale du Soudan.

Franchissant le fleuve sur un batelet, je gravis une berge que les eaux affouillaient d’une façon inquiétante pour le quartier voisin ; je m’engageai dans des ruelles poudreuses, et quelques minutes après, j’arrivais sur une belle place plantée, à l’angle de laquelle une simple et confortable habitation, celle de Bolognesi, m’ouvrait sa porte hospitalière.


Khartoum. — Sa fondation — Son accroissement rapide. — La colonie européenne. — Esquisses de mœurs. — Manière de se débarrasser d’un conseiller importun. — Un choriste qui s’oublie. — Un mari de vingt-six francs.

Khartoum est une ville sortie de pied en cap du puissant cerveau de Mehemet-Ali. En 1820, quand Caillaud passa sur cette plage sablonneuse, il y vit quelques huttes dont il ne donne même pas le nom, et ses indications ne sont pas assez précises pour permettre de décider si elles s’élevaient sur l’emplacement actuel de Khartoum ou à un kilomètre plus à l’est, à Bouri. Vers 1830, des Européens qui passèrent là y trouvèrent, m’a-t-on dit, une hutte de pêcheurs. Pourtant, s’il faut en croire Brun-Rollet, qui paraît avoir consulté une chronique précieuse, aujourd’hui égarée, en cet endroit s’élevait, vers 1770, une grande ville que les Chelouk surprirent une nuit et détruisirent complétement en égorgeant une population entière. D’Anville, le premier géographe qui ait tracé avec quelque exactitude la géographie de ces fantastiques et historiques régions, ne mentionne, au confluent des deux fleuves, qu’un village appelé Touti, évidemment situé sur l’île qui porte aujourd’hui son nom.

Confluent des deux Nils. — Dessin de Karl Girardet d’après M. Lejean.

Mehemet-Ali saisit, avec le coup d’œil rapide du génie, le parti que l’on pouvait tirer de cette position, presque unique au monde, au confluent des deux grandes artères qui se disputaient le nom illustre du Nil, et il y jeta les bases d’une ville qui prit le nom de la pointe voisine, ras el Kartoum, « le bout de la trompe. » C’est un nom que la forme du lieu ne paraît guère expliquer ; mais il existait alors, bien qu’il ait disparu depuis. La fameuse pointe s’appelle aujourd’hui Mandjera (l’arsenal), depuis qu’on a construit, à trois ou quatre cents mètres de là, un arsenal qui sert de bagne et dont je parlerai plus tard.

La ville grandit vite. En 1830 une hutte de pêcheurs ; en 1837, selon Holroyd, quinze mille âmes : elle a plus que doublé les années suivantes. Mehemet-Ali s’y rendit lui-même pour activer cette grande création ; il en avait fait la capitale du Soudan, à peu près comme une de ces quatre ou cinq Alexandries que le plus brillant conquérant de l’antiquité créait dans sa longue promenade militaire à travers l’Orient. Mais, vers 1856, une