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tier qui traverse des jungles, des champs de millet, des bourbiers noirs, couverts de riz ou de roseaux, et qui, dans les endroits où le terrain s’élève, serpente sur un sable rouge et copalifère. Des kraals, fortifiés par une clôture d’épines, et la crainte que les caravanes ont de camper dans les villages, témoignent du peu de sécurité du chemin. Le sentier s’élargit, devient moins rude, quitte l’ancien littoral de la baie, descend dans la vallée du Kingani, et remonte pour atteindre l’établissement de Nzasa, premier district de l’Ouzaramo indépendant. Nous y perdons trois jours. Le lendemain nouvelle halte à Kiranga-Ranga. J’en profite pour visiter les environs. Partout une fertilité incroyable : du riz, du maïs, du manioc en abondance, et dans les endroits non cultivés, du smilax, des buissons de carissa, des mûriers, des hibiscus. Près de la rivière, le mparamousi (taxus elongatus) élève sa ramée dont la brise agite les tresses noueuses, tandis que plus bas tout est paisible ; des souches de bombax portent jusqu’à cinq tiges, ayant chacune trois mètres de circonférence ; le msoukoulio, inconnu à Zanzibar, forme un amas de verdure auprès duquel les plus beaux chênes d’Europe ne paraîtraient que des nains.

Portrait de feu l’imam de Zanzibar. — Dessin de E. de Bérard d’après nature.

« À Kiranga, débutèrent les ondées qu’on essuie régulièrement entre les deux saisons pluvieuses, et je refusai de m’y arrêter plus d’un jour, malgré les instances des chefs, dont Saïd-ben-Sélim, qui dirigeait notre caravane, satisfaisait tous les désirs. Le lendemain nous entrions sur le territoire de Mouhogoué, l’un des plus redoutés de l’effrayant Ouzaramo. Toutefois, notre passage n’eut d’autre résultat que de faire accourir les femmes, très-curieuses de nous voir, et très-surprises de notre aspect. « Voudriez-vous de ces blancs pour maris ? leur demanda notre orateur. — Avec de pareilles choses sur les jambes ! Fi donc ! » répondaient-elles à l’unanimité.

« Après Mouhogoué, on ne sort des jungles que pour trouver des grands arbres qui s’élèvent d’un sable rouge, et l’on ne débouche de la forêt qu’en arrivant au district de Mouhonyéra, c’est-à-dire au bord du plateau qui forme la terrasse méridionale du Kingani. L’homme est rare dans cette région malsaine où abondent les animaux sauvages. Les hyènes se font entendre aussitôt que le soleil est couché, et nos guides se préoccupent des lions. Pendant le jour, de petits singes gris, à face noire, nous regardent avec un sérieux imperturbable ; puis leur curiosité satisfaite, ils glissent de la branche où ils étaient immobiles, et s’éloignent en bondissant comme des lévriers qui jouent. La plaine, d’un vert sombre, et qui se déploie sous la brume, offre les pires couleurs du Gujerat et du Téraï ; à l’ouest un cône peu élevé brise l’horizon qui est d’un bleu livide, et au nord de ce monticule se dresse une muraille, coiffée de nuages, où l’œil fatigué se repose.

« L’endroit où nous arrivons le jour suivant est désigné par les Arabes sous le nom de vallée de la mort et de séjour de la faim. Nous descendons à travers un hallier où s’éparpillent quelques champs de sorgho, et nous gagnons, après trois heures de marche, un affluent à demi desséché du Kingani ; l’eau en est détestable, une odeur putride s’échappe de la terre brune et moite ; de gros nuages, .

    et qu’il est traité de gentil par les natifs de l’Oman. Les Ouamrima purs, ceux chez qui a disparu la trace du sang paternel, sont encore plus apathiques et plus débauchés que ces métis ; leur peau est d’une couleur de bronze obscur, lavé de jaune ; ils portent le fez et une draperie autour des reins qui leur descend à mi-cuisse. Il est rare qu’ils paraissent en public sans armes, tout au moins sans une canne, et le parasol est pour eux un objet de prédilection ; on les voit rouler des tonneaux, porter une caisse ou travailler sur la grève à l’ombre de ce meuble favori. Les femmes sont affublées de l’ancien fourreau des Européennes qui leur écrase la poitrine, et qui a le tort de ne pas remédier à l’étroitesse de leurs hanches. Elles sortent le visage découvert, ont des colliers de dents de requin, et, en guise de boucles d’oreilles, un morceau de bois, un cylindre de feuilles de coco, un morceau de copal, voire des brins de paille ; enfin elles portent dans l’aile gauche du nez soit une épingle, soit un fragment de racine de manioc. Leur coiffure est des plus compliquées, et leur tête ruisselle, ainsi que leurs membres, d’huile de coco ou de sésame. À l’époque où leur toison est douce, où les contours de leurs visages sont arrondis, où leur peau a cette vie, leur figure cette expression qui n’appartiennent qu’à la jeunesse, beaucoup d’entre elles ont des traits chiffonnés, une grâce piquante, un regard insouciant et joyeux, un quelque chose qui pourrait devenir on ne peut plus séduisant. Plus tard, elles sont en général d’une laideur indescriptible. La plupart des enfants ont le costume gracieux de l’Apollino, et sont doués de cette gentillesse follichonne et amusante que l’on trouve chez les jeunes chiens. Les hommes ont une prudence qui va jusqu’à la couardise, et un amour de la dissimulation et de la ruse poussé à l’excès. Ils mentent sans nécessité, sans but, avec la certitude que la vérité sera découverte, et quand même la franchise leur serait plus profitable. Les serments les plus solennels sont pour eux vides de sens, et l’épithète de menteur, qui revient souvent dans leurs discours, ne leur semble pas une insulte. Ils sont aussi traîtres que fourbes, et ne connaissent pas même le nom de la gratitude.