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bouillie traditionnelle. Nul en Norvège n’a savouré son dîner de Noël avec plus de plaisir que nous sur les hautes terres du continent antarctique. Après cela, un des cigares de Bjaaland répand une atmosphère de fête dans la tente, Nous avons doublement lieu de nous réjouir ; aujourd’hui, nous avons atteint le sommet du plateau polaire, et dans deux ou trois jours commencera la descente vers la Barrière.

Le 26, nous dépassons le 88° parallèle à bonne allure. Le glacier est complètement lisse, en raison de l’insolation intense à laquelle il a été soumis ces derniers temps. On dirait de la glace vive, avec cette grande différence que les chiens trouvent à sa surface un bon point d’appui. Dès ce moment, la terre est en vue. C’est la puissante chaîne orientée nord-ouest-sud-est que nous avons relevée à l’aller. Grâce à la limpidité de l’atmosphère, nous constatons aujourd’hui qu’elle s’étend beaucoup plus loin dans le sud que nous ne l’avions cru tout d’abord. À perte de vue, se dresse un hérissement de pics, graduellement, ce relief s’abaisse, pour disparaître finalement, mais, d’après la teinte du ciel, il se prolonge bien au delà de notre horizon toujours dans la même direction. Dans mon opinion, cette chaîne puissante traverse le continent antarctique.

À quelles illusions d’optique on est exposé dans ces pays, nous en avons une nouvelle preuve. À l’aller, sous le 87° parallèle, par un temps parfaitement clair, nous avions perdu de vue les montagnes ; aujourd’hui, dès le 88°, nous les voyons former des masses compactes. Comme bien l’on pense, nous sommes déconcertés par ce panorama. Impossible de repérer nos positions ; nous ne nous doutions guère que cet énorme massif fût la chaîne Thorvald Nilsen. Nous la reconnûmes seulement lorsque le mont Helmer Hansen apparut.

WISTING ET SON ATTELAGE DE CHIENS AU PÔLE.

28 décembre. — Nous avons dépassé le sommet du plateau et commençons la descente. La pente, imperceptible à l’œil nu, se manifeste seulement par la rapidité de notre allure. Wisting a gréé une voile sur son traîneau ; grâce à cette « fortune », il peut suivre Hansen. Si quelqu’un nous eût rencontrés, difficilement il eût pu croire que nous étions en route depuis soixante-dix jours, tant nous filions vite. Nous avons continuellement vent arrière et le dos chauffé par le soleil. Les fouets sont devenus inutiles ; les chiens, vigoureux comme ils ne l’ont jamais été, tirent sans qu’il soit besoin de les exciter. Le skieur qui marche en avant-garde doit faire diligence pour ne pas être rejoint par l’attelage de tête. Le second traîneau, toutes voiles dehors, serre ensuite de près le premier ; par derrière Hassel et moi nous avons toutes les peines du monde à suivre ; heureusement, le glacier est absolument lisse ; sur de longues distances, nous n’avons qu’à nous laisser glisser, appuyés sur nos bâtons.

29 décembre. — La pente augmente, au grand déplaisir des skieurs. Les conducteurs, eux, glissent appuyés sur leurs traîneaux et atteignent ainsi une vitesse prodigieuse ! Maintenant, voici des sastrugi, alternant avec des surfaces lisses comme du verre. Sur ce terrain difficile, Hassel et moi nous devons nous décarcasser, afin de ne pas nous laisser distancer. Bjaaland, lui, le champion du ski, n’est pas embarrassé ; il a couru plus vite et sur des terrains plus mauvais. Mais, pour Hassel et moi, la situation est différente. Mon compagnon lève tantôt un bras, tantôt une jambe et fait des efforts désespérés afin de se maintenir en équilibre. Heureusement, je ne me vois pas.

Dans ces parages, le glacier est accidenté d’ondulations que le brouillard nous avait empêchés de distinguer à notre premier passage. Elles sont si élevées qu’elles masquent parfois la vue de la terre. Du haut d’une de ces bosses, nous apercevons le mont Hansen ; on l’eût pris alors pour le sommet d’un monticule de