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au bord de la Vilaine, paraissent sommeiller, la rivière coule paresseusement ; un immense filet sèche. Je gagne la Grand’rue, j’inspecte les vieilles maisons, je dialogue avec leurs vieux regards, leurs vieilles rides : « Qu’avez-vous vu ? À quoi pensez-vous, vieilles maisons du xve siècle ? Et vous, vieux pavés raboteux, quels pas ont passé sur vous ? combien d’existences ont stationné à vos seuils, vieilles portes ? combien d’autres se sont enfuies ? Dites-moi tout ce que vous savez. » Les vieilles fenêtres, les vieilles crevasses, les vieux pavés, les vieilles portes, n’ont rien à dire, ce sont de pauvres objets insensibles, qui ont été effleurés par la vie sans la connaître. Mais le passant qui les contemple veut à toute force entendre le langage des choses, et il l’entend, et il recueille des confidences sur les bonnes gens et les mauvaises gens qui ont vécu dans ces réduits sombres, sous ces auvents, dans ces boutiques à petits carreaux, dans ces logis des pignons. Il y en a eu des bienveillants, des doux, des résignés, et il y en a eu des acariâtres, des violents, des non satisfaits ! Il y en a eu qui sont restés jusqu’à leur mort dans le logis où ils étaient nés, dans la rue où ils avaient joué, enfants, et il y en a d’autres qui sont partis courir les aventures. Aujourd’hui, presque tous s’en vont, et il faut bien admettre, non seulement la nécessité d’aller gagner sa subsistance ailleurs, mais le désir de connaître autre chose que l’endroit familier. S’ils savaient et pouvaient revenir, au moins ! je crois que la vie aurait une meilleure signification : chaque point de la terre aurait son intérêt, toute l’humanité ne se ruerait pas aux mêmes carrefours cosmopolites, et les gens, de retour dans leur ville, dans leur campagne familière, sauraient faire la comparaison avec tout ce qu’ils auraient vu au cours de leurs voyages, ils guériraient leurs vieilles blessures de cœur et d’ambition, ils se consoleraient, par un repos bien gagné, de tant de peines, de tant d’avaries, de tant de souffrances, de tant de fausses joies qu’ils auraient rencontrées par les routes du monde. Ils sauraient surtout se consoler, parce qu’ils se feraient une idée exacte de la place qu’ils occupent sur la terre, ils apercevraient que la vie était éternelle et immense avant eux, qu’elle restera éternelle et immense après eux, et ils se réjouiraient de revivre par ces jeux et ces cris d’enfants sur la place et au bord de la rivière.

LE CLOÎTRE DE REDON.
MAISON DE LESAGE À SARZEAU.

Voilà un peu ce que me disent les vieilles façades et les vieux pavés de la Grand’rue de Redon, et ma foi ! je passe encore la journée, qui est douce et fort agréable, à me promener par la ville et aux environs, me donnant l’illusion que je suis revenu vers un lieu d’origine et que je revois des aspects habituels d’enfance et de jeunesse. J’admire la jolie porte de style Renaissance, au fond du cloître, une statue de saint, les arceaux, enfin la puissante tour, haute comme les tours de Notre-Dame de Paris. Elle fut séparée de l’église par un incendie, en 1782, et c’est un fait-divers qui semble d’hier, que l’on revit sans grand effort d’imagination pendant que l’on va et vient sur la place, à l’endroit où s’étendait autrefois la nef. Il reste une partie de cette nef, le transept, le chœur et le beau clocher central, de style roman. Il y a, dans les chapelles du pourtour, un tombeau que l’on croit être celui du duc François Ier, des tombes d’abbés et de chevaliers, un maître-autel, don de Richelieu, qui eut le titre d’abbé commendataire de Redon. Je n’ai rien vu qui rappelle l’abbé Jean de Tréal, lequel fortifia la ville au xive siècle, et commandait les soldats, sa crosse abbatiale à la main. Ce que l’on fait maintenant à Redon, c’est le trafic du bois pour la marine, des grains, des fourrages, du beurre, des châtaignes, des cuirs, des