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la tour. C’est ici où l’on voit que cet art gothique, souvent gauche d’apparence et comme mal dégrossi, sort vraiment de la nature, en garde la force première et comme le hasard de mouvements et d’expressions. Ces arbres sont-ils des colonnes séparées du bâtiment et restées debout sans toit et sans façade ? Ces pierres taillées, ces ornementations, ces statues sont-elles des morceaux de rochers que l’usure du temps, l’acharnement des saisons ont modelés en architectures, en feuillages et en personnages ? Tout ce qui est ici semble issu du sol, y avoir pris naissance et croissance, tout semble devoir mourir sur place, retourner morceau par morceau, poussière par poussière, à cette terre couverte de pierres semblables et de mousses comme celles qui se gîtent déjà à tous les creux humides de l’édifice. Le porche est orné de délicates arabesques, comme celles des plantes grimpantes qui s’enchevêtrent aux haies, et les statues d’Apôtres qu’il abrite ont figures de rochers et de troncs d’arbres. La lumière rayonne au vitrail, éclaire un délicieux jubé en bois, le tombeau de saint Herbot, l’anachorète protecteur des bêtes à cornes. Il les protège de son mieux en Bretagne. On sait les qualités de la race bovine, les bœufs aux membres fins, à la poitrine ample, à la peau fine recouverte d’un beau poil luisant ; les petites vaches abondantes en lait. Aussi les étables reconnaissantes venaient-elles ici en pèlerinage. Au mois de juin de chaque année se tenait autour de l’église une réunion qui ressemblait à une véritable foire, et les bestiaux, comme les pèlerins, faisaient le tour de la chapelle. Aujourd’hui, il suffit de déposer dans une auge de pierre, au pied d’un pilier, une touffe de crins de la queue d’un animal pour qu’il soit préservé des maladies. Le fait est que, le pardon ayant eu lieu il y a quelques jours, l’auge est pleine de poils roux, noirs et blancs. C’est une véritable dîme que paie la Bretagne à Saint-Herbot puisqu’il est dit que les années d’épidémie, la vente de ce crin produit jusqu’à 3 600 francs.

Je retrouve ce que je venais chercher : la cascade qui tombe de 70 mètres de haut sur la pente d’une montagne couverte d’arbres. Une petite fille saute de pierre en pierre, gentille et souriante, les yeux bleus, le visage timide, innocent esprit du paysage. Dans une cahute, un homme qui garde une vache lit un vieux livre. Et tout en haut, c’est le moulin du Rusquec, et c’est enfin le Rusquec, ou ce qui reste du château du Rusquec, c’est-à-dire presque rien, quelques pans de mur épais, un bâtiment d’habitation changé en ferme. On fait le tour de ce qui a été, on devine l’emplacement des douves, des portes, des cours intérieures, et cet emplacement est d’une mélancolie inexprimable, car l’on devine, au seul fragment intact qui a subsisté, la grâce et la beauté de l’ensemble disparu. C’est une grande vasque montée sur pied, belle coupe de granit armoriée, couverte de lichens, remplie de feuilles sèches et de brindilles de bois mort, et qui ne reçoit plus que l’eau du ciel. Elle est belle et simple, et elle aussi, comme les murailles de l’église, semble sortir du sol, épanouir naturellement sa large corolle de pierre. Mais combien sa beauté s’augmente de tout ce qui l’entoure, de la pelouse couleur d’ombre, des hauts arbres qui frissonnent sous le ciel gris, de la grande allée de hêtres qui dévale doucement une pente. Quelles existences, quels secrets sont enfouis ici, à l’ombre de ces murailles écroulées, au creux de cette vasque, au long de cette allée ? Quels échos de voix se sont tus ? Le sens tragique et éternel de la vie se prend auprès de ces choses, au doux matin de printemps comme aux funèbres crépuscules d’automne.


(À suivre.) Gustave Geffroy.


LA VASQUE DU RUSQUEC, AUPRÈS DE LA RUINE DU CHÂTEAU DE RUSQUEC.