Page:Le Tour du monde, nouvelle série - 09.djvu/502

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Je sors par les allées mouillées, je donne aux choses ce dernier regard de l’homme qui s’en va, ne sachant s’il reviendra jamais, je franchis la grille, me retrouve dans la rue du bourg. Le vieux commis-voyageur fume piteusement sa pipe devant la porte. Mignonne est attelée, toute blanche, le poil luisant, bien nourrie, bien reposée, Allons ! Mignonne, en route pour le Faouët. La voiture saute sur le vieux pavé de Guéméné. Les façades blanches, noires et rousses s’effacent. Voici de nouveau la campagne. Une surprise en route, le hameau de Kernascléden, quelques maisons autour d’une place, et, un peu en retrait, tout contre les champs, une magnifique église gothique, de noir granit, au porche où méditent naïvement et durement les statues des douze apôtres, aux voûtes peintes de fresques détériorées, encore révélatrices d’un dessin souple et expressif. La légende dit que les anges ont aidé les ouvriers qui ont construit cette église de Kernascléden. Ce qu’il y a de certain, c’est que les ouvriers « travaillaient comme des anges » pour avoir taillé, d’une main si nerveuse et si sûre, les roses et les tympans, la flèche et la galerie.

On passe un petit affluent du Scorff, puis un affluent de l’Ellé, puis l’Ellé. Toute cette campagne sillonnée de ruisseaux est gracieuse et riche, Une montée, et bientôt apparaissent les premières maisons du Faouêt. C’est un bourg de bon repos, le vieux bourg breton où l’on est à l’auberge « comme chez soi », où l’hôtesse est avenante, où la salle à manger est de plain-pied avec la cuisine, où sont visibles les apprêts des repas, où l’on entend parler de pêche et de chasse, de truite et de lièvre, d’anguille et de perdreau, et ce ne sont pas là des façons de parler, car on voit bientôt apparaître sur la table les pièces inscrites au tableau de la conversation. Un pays qui possède, comme le Faouët, au beau milieu de sa place, de vieilles et magnifiques halles, solidement charpentées, bien posées sur leurs piliers, recouvertes d’un toit immense qui tombe presque jusqu’au sol, un tel pays doit forcément être abondant en victuailles, pour qu’il leur ait été construit un abri pareil, aussi vaste, aussi sérieux, aussi solennel : c’est l’église du bon appétit et le temple de la nourriture délectable.

Je finis la matinée en vaguant par la place et les rues avoisinantes. Au bout de l’une de ces petites rues qui partent de la place du marché, c’est la boutique de la faiseuse de crêpes. Rien de l’apparence d’une boutique pourtant. C’est une maison, un rez-de-chaussée comme les autres, si ce n’est que, sur la petite porte basse, une grande lune blanche est peinte, qui représente une crêpe. Cette porte ouverte, tout de suite vous monte aux narines une odeur de pâte chauffée et frite. L’installation est pauvre, mais tout est propre, d’air avenant : la grande cheminée à crémaillère où frémit le bois toujours ardent, plein de braises roses ; le lit de bois enfoui sous la couverture piquée en cretonne à fleurs ; une grande armoire qui sert de garde-manger et de garde-robe en même temps ; une table et des bancs, de chêne solide. Une poule noire court çà et là. Il est midi, c’est l’heure du déjeuner.

LE TISSERAND DE SAINTE-BARBE, VÊTU DE LA COURTE VESTE, COIFFÉ D’UN CHAPEAU ROND.

Elle a fort à faire, la vieille Bretonne faiseuse de crêpes. C’est elle qui, au dernier moment, fournit le repas de ceux qui n’ont eu que le temps de travailler. Dans les grandes villes, on court chez le charcutier. Au village breton, les crêpes sont bienvenues à toute heure. On les trempe dans du lait ou du café au lait, et c’est un régal. Les chenets qui supportent le bois n’ont pas plus chaud que la bonne femme accroupie là depuis quarante ans. Faire des crêpes, c’est son métier, et elle le connaît bien, elle a la main juste et leste, ne met pas plus de pâte ni de beurre qu’il ne faut, étale avec le ratel, retourne avec la spatule, sert la crêpe au goût du client. Sa figure rouge, maigre et dure comme du vieux bois, devient de bois vert humide à la chaleur du feu. Chez elle viennent manger les voisines qui sont seules. En tout, le déjeuner de crêpes et de lait coûte trois sous. La faiseuse de crêpes écoute, tout en continuant de travailler, de doser ses crêpes, les histoires de chacune. Mais on devine que pour elle l’image populaire n’est pas vaine, et que ce qui lui entre par une oreille sort par l’autre. Elle n’a pas le temps de retenir tant de paroles. Surtout jour de marché comme aujourd’hui, où elle a la clientèle des petites bourses, des gens qui n’ont que tout juste couvert leurs frais. Ceux qui ont conclu de bonnes affaires et qui sont à leur aise mangent à l’auberge : si l’envie leur en prend,