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idée dans la tête : « L’Angleterre et l’Amérique, c’est comme qui dirait deux bessons[1], oui, messieurs, deux bessons, les deux doigts de la main ; le monde, un jour, leur appartiendra ! »

Laissant ce vieux latin à ses rêves de pansaxonisme, nous descendîmes à Mulgrave où notre train, placé sur un chaland, fut remorqué par un vapeur sur lequel nous nous embarquâmes.



IV

LE CAP-BRETON

Détroit de Canseau. — Lac Bras d’Or. — Sydney. — Louisbourg.


Le détroit de Canseau, que l’on franchit lentement en vingt minutes, est une gorge étroite et longue où s’engouffre la mer entre deux rangs de falaises boisées de moyenne hauteur. Cette préface au Cap-Breton donne un avant-goût des spectacles sans précédent qui attendent le voyageur dans cette Ultima Thule du Dominion, appelée jadis Île Royale, bien que ce soit en réalité un archipel composé d’îlots et de péninsules de diverses grandeurs, enchevêtrés de lacs et de rivières qui font de cette terre perdue dans les brumes de l’Atlantique une des merveilles du Nouveau-Monde.

Débarqués et remontés dans notre train à Hawkesbury, nous longeons bientôt cet incomparable lac Bras d’Or, vraie mer intérieure émaillée d’îles vertes aux contours, parfois, les plus capricieux et dont les sapins s’avancent jusque dans les flots. Ces lacs amers, car le Bras d’Or se subdivise en plusieurs branches, occupent le cœur même de l’île et forment une infinité de lagunes et de baies entrecoupées de minces langues de terres boisées. Les marées y sont presque insensibles ; les chaînes de montagnes, assez nombreuses, varient entre cinq cents et mille pieds, mais leur altitude est suffisante pour donner de la majesté au paysage sans trop l’écraser. Malheureusement, là comme ailleurs, les inévitables défrichements et les brûlés qui les accompagnent ont déjà fait leur œuvre, sans parvenir, cependant, à détruire la splendeur native de cette émeraude de l’Océan. Qu’on y prenne garde, toutefois : le jour où le feu aura fait disparaître sa parure de forêts, les touristes, qui abondent annuellement dans l’île merveilleuse, en désapprendront le chemin pour aller porter leur argent ailleurs. Un ministère du Pittoresque pour la conservation des beautés naturelles du Canada, ne serait peut-être pas aussi chimérique qu’il le paraît au premier abord : la beauté d’un pays a une valeur marchande, demandez-le aux Suisses.

GRAND NARROWS (BRAS D’OR, C.-B.). LIGNE DE L’« INTERCOLONIAL RAILWAY OF CANADA » — CLICHÉ DE J. ROSS (HALIFAX).

En continuant notre route, nous longeâmes longtemps la grande île Boularderie, ainsi appelée du nom de son ancien seigneur, M. Le Poupet de La Boularderie, un officier français du temps de Louis XV, puis nous arrivons à Sydney, jadis Baie des Espagnols, port important d’où l’on peut, en six heures, se rendre à Terre-Neuve.

Après avoir couché à Sydney, nous partîmes le lendemain matin pour Louisbourg dans une voiture conduite par un jeune Irlandais dont les deux poneys noirs escaladaient au galop et sans fouet les côtes

  1. Jumeaux, en vieux français.