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MADAME BOVARY.

— Votre visage, Emma, n’aurait-il pas été légèrement effacé par de trop nombreuses retouches ? Je comprends vos paroles, je suis sans peine vos actions, mais je ne me fais pas une idée bien exacte de votre personne. Vous me direz que la femme est mobile comme l’onde ; comment donc se fait-il que je puisse recomposer, avec un air de ressemblance, certaines créations éternelles, qui passent devant moi, un sourire sur les lèvres, ou une larme sur la joue ?

L’amour maternel est un sentiment miraculeux qui prend quelquefois des proportions effrayantes. Certaines mères dépouilleraient l’univers au bénéfice de leurs enfants, semblables à ces chènes immenses qui absorbent la chaleur et l’humidité de tout le voisinage, pour la distribuer à leurs rameaux. Dès le debut, la mère de Charles est taillée sur ce modèle. Beauté, esprit, haute position, richesse, elle rève tout pour son fils ; le bonheur, elle le lui achèterait au poids du sang qui coule dans ses veines. Mais bientôt, par une inexplicable métamorphose, elle souleve la discorde dans le ménage, et les calamités qui frappent son cher enfant n’ont pas l’air de lui effleurer l’épiderme.

Je ne vous parlerai pas de M. Bournisien, un prêtre qui s’acquitte de son saint ministère sans enthousiasme, sans dignité, comme on fait d’une besogne manuelle petitement salariée ; ni d’un certain l’Heureux, Gobsek au petit pied ; ni du père Bovary, soudard en retraite, également renouvelé de Balzac : ces trois caractères, quoique bien indiqués, n’ont pas assez d’importance dans le roman, et de nouveauté dans le monde.

Mais je ne saurais passer sous silence le pharmacien Homais. Ce Joseph Prudhomme de province, après avoir lu une nouvelle méthode sur la cure des pieds bots, veut que son bourg se glorifie d’une opération de stréphopodie. Le garçon d’auberge, Hippolyte, vivait assez content de son sort, son pied bot ne l’empèchant pas de vaquer solidement à ses occupations : Homais s’acharne après lui… « — Je voudrais te voir, lui dit-il, débarrassé de cette hideuse claudication, qui, bien que tu prétendes, doit te nuire considérablement dans l’exercice de ton métier, sans compter qu’elle t’est défavorable auprès des femmes. » Harcelé chaque jour, de guerre lasse, le malheureux finit par céder ; il se livre aux mains de Charles Bovary. Quelque temps après, nous le voyons tristement cheminer avec une jambe de bois. Ce seul fait ne peint-il pas admirablementla manière dont certaines petites villes de province entendent le progrès et la gloire ?

Pour me résumer, je félicite M. Gustave Flaubert de son œuvre robuste et viable. Un peu plus d’ensemble, de rapidité, d’enthousiasme, et on la sentirait palpiter comme le cœur sous la main.

Henri DENYS.