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LE PRÉSENT.

partout une figure insignifiante, grandit sous le poids d’un deuil inconsolable.Nous le voyons pâle, taciturne, penché sur un tombeau ou absorbé par un objet qui lui rappelle la morte. Une correspondance lui dévoile tout le passé : Emma ne l’a point aimé ! Emma fut adultère !… et il examine dans le visage et les manières de Rodolphe Boulanger de la Huchette, comment il aurait dû être pour plaire. Un jour qu’il s’était assis sur un banc, au fond du jardin, sa petite fille lui voyant la tête renversée contre le mur, les yeux clos et la bouche ouverte, le pousse doucement pour le réveiller ; c’est un cadavre qui tombe.

M. Gustave Flaubert est une homme d’une trop grande valeur pour qu’on ne l’examine pas avec sévérité : c’est ce que je vais tâcher de faire en évitant les critiques méticuleuses.

N’avez-vous pas remarqué combien chaque jour, au théâtre, le décor prend de la marge, tandis que le personnage se transforme plus en plus en accessoire ? Cette innovation ne devrait point étonner dans un siècle mécanique où l’on travaille surtout pour le plaisir des yeux ; toutefois, j’atteste que la forêt de Fontainebleau a des brises plus saines, plus parfumées que le vent des coulisses qui caresse des arbres de carton. J’ajouterai que je m’asseois rarement dans une stalle avec des idées champêtres, et que, quand la toile se lève, j’espère des sentiments, non des panoramas. — Les mêmes reproches ne peuvent-ils pas s’adresser aux romans du jour ? Outre que le lecteur, étranger à la plupart des paysages, ne saurait se les figurer, n’ont-ils pas aussi le tort d’ensevelir l’intrigue sous un tas de verdure ? Pour moi, lorsqu’on me décrit méticuleusement un arbre, je m’imagine toujours qu’un des personnages, à un moment donné, se réfugiera dans ses branches. S’il n’en est pas ainsi, à quoi bon lutter contre une nature rebelle ? Pourrez-vous jamais la représenter telle qu’elle est ? Le grand artiste ne lui demande que de riches impressions, et ensuite c’est l’état de son âme qu’il nous livre. Croyez-vous que M. de Chateaubriand nous ait rapporté le véritable Meschacebé ? Non, car il n’appartient pas à un poëte de faire la besogne des photographes et des réalistes. Dans un roman de mœurs, surtout, la nature n’est que l’accessoire des caractères et des passions. En lui accordant plus d’importance, vous écrasez vos personnages ; ainsi un vètement trop lourd gène les mouvements au lieu de les suivre.

J’arrive aux détails :

La transfiguration que le désespoir opère sur Charles Bovary, ne doit-elle pas faire sentir que son aveuglement dure trop ? Rien ne s’opposait, je crois, à ce qu’il entrevit les infidélités de sa femme. Ses soupçons, je suppose, se seraient manifestés par une de ces tristesses qui n’osent éclater pour ne pas compromettre le peu de bonheur qui reste, et, ainsi, une grande partie du roman devenait plus palpitante.