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L’ANNÉE DES COSAQUES.

quelconque ; peut-être même aurait-il renoncé à ses entrevues nocturnes. La pauvre enfant se construisait tout un monde de chimères, et s’y réfugiaitcontre les dangers de la réalité !

Cependant une demi-heure au moins s’était écoulée. La marquise marchait à grands pas pour tromper son impatience ; Georges commençait à respirer plus librement, le comte sentait l’ennui le prendre à la gorge.

— Brrr ! Brrr ! Il ne fait pas chaud ici. Te rappelles-tu, Georges, notre chasse à l’ours près d’Archangel ; ma parole d’honneur, je crois que j’avais les pieds moins gelés ! Madame la marquise n’avez-vous pas froid ? Vous avez eu tort, je crois, de ne pas envelopper d’un bon châle vos belles épaules.

— Monsieur le comte, un peu de silence, je vous prie.

— Je suis à vos ordres, madame la marquise.

Il rentra, à son grand regret, dans le mutisme, et se contenta de bâiller en désespéré. Un long quart d’heure s’écoula, puis un autre encore ; en entendant sonner une heure à l’horloge du château, le comte n’y put tenir davantage.

— Pardon, madame la marquise, je suis inutile ici, je crois. Je vais vous abandonner et aller chercher un peu de repos. Cette faction m’a engourdi les pieds. Je dois avoir quelque chose de gelé, c’est sûr.

— Retirez-vous, monsieur le comte, mais pour Dieu ! ne remuez pas ainsi. Tout ce bruit pourrait nous faire manquer cet homme.

— Je crains bien que, pour cette fois, il ne faille renoncer au plaisir de sa visite. Au revoir, madame la marquise. Je vous souhaite bonne chance. Au revoir, Georges. Eh ! mais, qu’est-ce que je vois là-bas ?

Ce simple mot fit tressaillir tout le monde. Tous les yeux se portèrent vers l’endroit que le comte désignait du doigt, toutes les têtes se tendirent, Georges bondit en avant, puis se tapit derrière un arbre.

Un homme venait d’apparaître au sommet du petit mur d’enclos du parc. Le mouvement violent de Georges avait fait un bruit qui l’inquiéta sans doute ; il s’arrèta, tourna la tête de droite et de gauche, regarda derrière lui, puis sauta dans le parc.

— Nous le tenons ! dit la marquise avec joie.

Georges courut à lui, la main sur son épée.

Pierre le vit, et, d’un élan, allait franchir de nouveau la muraille ; quatre ou cinq soldats russes se levèrent des broussailles où ils étaient accroupis, et croisèrent la baïonnette contre lui : c’étaient les gens apostés là par le comte pour fermer la retraite à Pierre Jarry.

— Ne le tuez pas ! cria madame de Lautages.

« Ne les tuez pas ! » aurait-elle dû dire. Pierre, doué d’une force et d’une adresse peu communes, en voyant ses adversaires se dresser devant lui, s’était jeté sur l’un d’eux, avait évité le coup qui lui était porté, lui avait arraché son arme et