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LA SOUPE DU SOIR


Il fait nuit dans la chambre étroite & froide où l’homme
Vient de rentrer couvert de neige, en blouse, & comme
Depuis huit jours il n’a pas prononcé deux mots,
La femme a peur & fait des signes aux marmots.

Un seul lit, un bahut disloqué, quatre chaises,
Des rideaux jadis blancs souillés par les punaises,
Une table qui va s’écroulant d’un côté, —
Le tout navrant, avec un air de saleté.

L’homme, grand front, grands yeux pleins d’une sombre flamme,
A vraiment des lueurs d’intelligence & d’âme,
Et c’est ce qu’on appelle un solide garçon.
La femme, jeune encore, est belle à sa façon.

Mais la Misère a mis sur eux sa main funeste,
Et, perdant par degrés rapides ce qui reste
En eux de tristement vénérable & d’humain,
Ce seront la femelle & le mâle demain.

Tous se sont attablés pour manger de la soupe
Et du bœuf, & ce tas sordide forme un groupe
Dont l’ombre à l’infini s’allonge tout autour
De la chambre, la lampe étant sans abat-jour.