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5264 — 99e Année — No12
Vendredi 19 Mars 1937
LE MÉNESTREL

LA FIN DE LULLY

À propos du 250e anniversaire de sa mort (22 mars 1687).


Elle fut assez triste, moralement et physiquement parlant, car, en ses toutes dernières années, le Florentin, qui n’était guère plus que quinquagénaire, endura des souffrances assez cruelles et répétées, qu’allait compliquer et terminer l’accident fatal du 8 janvier 1687.

Un « petit homme d’assez mauvaise mine, et d’un extérieur fort négligé. De petits yeux bordés de rouge qu’on voyait à peine et qui avaient peine à voir, brilloient d’un feu sobre qui marquoit tout ensemble beaucoup d’esprit et beaucoup de malice ; enfin, sa figure entière respiroit la bizarrerie » ; ainsi le dépeint M. de Sénécé dans sa Lettre satirique de Clément Marot, sur la réception de Lully aux Champs-Élysées.

Depuis le jour où il avait débuté dans le Ballet royal de la nuit, il avait sans repos mené la vie la plus active au service du roi son maître, et aussi pour asseoir sa fortune, qui était extraordinaire pour un musicien. Il semble d’ailleurs avoir eu le travail facile, et nous savons qu’il se faisait aider par ses « secrétaires », comme Lalouette et Colasse. « Il faisait un opéra par an, trois mois durant, di Lecerf de la Vieville de Freneuse, et s’y appliquait tout entier, avec un attachement et une assiduité extrêmes. Le reste de l’année peu… Il avoit pris l’inclination d’un François un peu libertin pour le vin et la table et gardé l’inclination italienne pour l’avarice. »

Depuis l’inauguration de son Académie royale de musique, en 1672, avec les Fêtes de l’Amour et de Bacchus dont QUinault lui avait arrangé le livret, jusqu’à Armide, en 1685, il avait presque exclusivement travaillé avec lui, produisant son opéra annuel, joué d’abord à la cour, puis à Paris.

Or, en cette année 1685, M. de Lully, « conseiller, secrétaire du roi en ses conseils », avait eu une histoire bien fâcheuse, non pas la première sans doute, mais plus retentissante et qui, étant donné les circonstances, risquait d’avoir pour lui les conséquences les plus graves.

Une correspondance du temps se fait l’écho, à différentes reprises, de cette aventure. Le 20 janvier 1685, on y lit que l’ambassade siamoise, qui avait excité la curiosité de la cour et de la ville, avait assisté pour la dernière fois avant son départ au dîner du roi et à l’Opéra (on joua Roland ce jour-là, à Versailles). Le mercredi 17, il y avait eu « une grande mascarade à Versailles, fort divertissante… Un page de la musique, un peu trop beau garçon ajoute le mémorialiste, a esté par ordre du Roy à Saint-Lazare. Un certain Florentin a été menacé d’être envoyé le reste de ses jours dans le cul de basse fosse, si on entendoit jamais parler de luy ». Et quatre jours plus tard : « Il est défendu à M. de Lully de se présenter devant le Roy[1]. » Lully, pour qui Louis XIV avait toujours eu un faible, s’en tirait à bon compte. Cependant, il semble que, dès cette époque, il y ait eu, malgré les apparences, un certain refroidissement entre le roi et lui.

Deux mois plus tard, un incident d’un autre genre émouvait l’Académie royale de musique. Le même correspondant strasbourgeois paraît être le seul à le rapporter. Une véritable grève de chanteurs s’était déclarée à l’Opéra. « Le Sr. Battiste ayant retranché les pensions de ceux qui ont esté autrefois dans l’Opéra, cela a fasché ses meilleurs chanteurs. Quatre l’ont quitté. Jeudy dernier, le public n’estant pas satisfait de ceux qu’on y avoit substitué, on les pensa assommer à coups d’oranges et on les chassa de dessus le théâtre. Ils s’en sont plaint au Roy, qui a envoyé ordre à ceux qui s’estoient retirez de revenir et qu’il leur feroit donner satisfaction[2]. »

Cependant, cette année 1685, qui fut celle du mariage secret de Louis xiv avec Mme de Maintenon et de la révocation de l’Édit de Nantes (19 octobre 1685), vit, avec le Temple de la Paix représenté pendant le voyage de Fontainebleau, à la même époque, la dernière exécution, sur une scène de la cour, d’une œuvre nouvelle de Lully. À partir de la fin du même mois (le 29), l’exact Dangeau note une indisposition du roi, qui dura plusieurs jours ; Sa Majesté avait mal au pied. En février suivant, une maladie plus grave, une tumeur l’empêcha de sortir, et l’indisposition se prolongea jusqu’au 15 avril, compliquée par des attaques de goutte. Le roi était atteint d’une fistule. Il projetta un voyage à Barèges ; puis on parla des eaux de Bourbon. Finalement, la cour ne quitta Versailles qu’en octobre, pour le voyage de Fontainebleau.

Malade lui aussi, Lully, pendant ce temps, avait achevé son Armide, dont le roi avait choisi le sujet et dont le dauphin, grand amateur d’opéra, s’était fait lire le livret le 15 décembre 1685. Ce fut Paris qui en eut la primeur, le 15 février suivant, et non la cour, où l’on s’était borné à donner le Ballet de la Jeunesse (le 28 janvier), mis en musique par La Lande. On ne devait entre Armide, à Versailles, que sous forme de concert, dans l’appartement de la dauphine, le 30 mars et le 13 avril.

« C’est un spectacle où l’on court en foule, écrivait Lully dans la dédicace de sa partition au roi. Cepepdant, c’est de tous les ouvrages que j’ay faits celuy que j’estime le moins heureux, puisqu’il n’a pas encore eu l’avantage de paroistre devant Votre Majesté. Un mal

dangereux n’a pas esté capable d’interrompre mon tra-

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  1. Reuss, Correspondance et chronique parisienne adresséee à Christophe Grüntzer, syndic de la ville de Strasbourg. Cf. Dangeau, Journal (16 janvier) : « Le roi ordonna à M. de Seignelay de dire à Lully qu’il lui pardonnoit le passé, mais qu’à l’avenir il prit garde à sa conduite ».
  2. Reuss, op. c. (31 mars 1685).