Page:Le Ménestrel - 1896 - n°42.djvu/6

Cette page a été validée par deux contributeurs.
334
LE MÉNESTREL

deuxième symphonie fut refusée par l’Orchestre philharmonique de Vienne, qui déclara simplement qu’on ne pouvait pas la jouer. Mais, en 1873, à l’occasion de l’Exposition universelle, le même orchestre l’exécuta avec un succès marqué, et on apprit alors que Vienne hébergeait un grand compositeur « ce dont on ne s’était guère douté ». La troisième symphonie était dédiée à Richard Wagner, qui avait pressenti le génie de Bruckner dès 1872, lorsque le futur maître de Bayreuth dirigea à Vienne un mémorable concert, où il fit jouer des fragments inédits de l’Anneau du Nibelung. Cette symphonie eut un grand succès en Allemagne ; mais les œuvres suivantes de Bruckner se heurtèrent de nouveau à l’indifférence et aussi au mauvais vouloir des musiciens. Son plus grand triomphe comme compositeur, Bruckner l’obtint avec l’exécution de sa septième symphonie, en 1885, par Nikisch à Leipzig, et par Lévi à Munich. Dans la capitale autrichienne, Hans Richter, grand admirateur de Bruckner, n’avait jamais cessé de jouer ses œuvres, mais leur succès y fut plus contesté qu’ailleurs malgré les efforts de ses partisans. À Vienne, Bruckner par suite de son admiration avérée pour le maître de Bayreuth, passait pour un « wagnérien » forcené, et cela suffisait à une notable fraction du public pour battre froid au compositeur.

Bruckner, qui n’a connu la gloire que pendant les quinze dernières années de sa vie, laisse une œuvre considérable. Il paraît même que le dernier mouvement de sa neuvième symphonie, qu’il a dédiée, dans sa profonde religiosité, au bon Dieu, est à peu près achevé ; dans son testament, il avait ordonné que son Te Deum devrait terminer cette neuvième symphonie, s’il ne parvenait pas à en écrire le dernier morceau. Le moment n’est pas encore venu pour dire le dernier mot sur ce compositeur si richement doué et si fécond, qui aurait pu devenir sous tous les rapports le successeur de Beethoven, si ses origines et les destinées de la moitié de sa vie avaient été plus propices à son développement. Il aurait alors sans doute pu acquérir le sens critique et la pondération qui font quelquefois défaut à ses compositions, trop touffues pour être accessibles à tous et pour être universellement appréciées.

Rien n’égalait d’ailleurs le manque de savoir-faire, l’ignorance du monde et la maladresse irrémédiable de Bruckner, si ce n’est sa modestie touchante et la sérénité presque enfantine de son âme. Cet homme puissamment bâti, au masque de césar romain, aux yeux clairs reflétant la candeur et la bonté autant que les lueurs du génie, était timide et embarrassé comme un enfant quand le public l’acclamait et quand il fallait se montrer dans une salle de concert sur l’estrade d’un orchestre. Sa grande figure, d’aspect monacal, faisait alors penser à la surprise d’un humble moine auquel on apporterait dans sa cellule la pourpre cardinalice. Bruckner, qui va dormir à jamais dans l’église abbatiale de Saint-Florian, au-dessous de l’orgue qu’il a si souvent fait retentir, survivra sans doute comme compositeur ; sa gloire posthume sera même, croyons-nous, plus répandue et moins contestée que celle même qui, de son vivant, a adouci les amertumes de sa vie si longtemps contristée.

O. Berggruen.

NOUVELLES DIVERSES


ÉTRANGER

De notre correspondant de Belgique (15 octobre). — Les débuts de Mlle Jane Harding, tour à tour annoncés, retardés, puis renvoyés aux calendes grecques, ont eu lieu tout à coup samedi dernier dans la Traviata. Soirée sensationnelle, qui avait attiré à la Monnaie un public brillant pris dans tous les mondes. La belle débutante a déployé un luxe de toilettes et de bijoux qui a pleinement confirmé ce qu’on en avait dit par avance. Quant à la cantatrice et à la comédienne, tout ce qu’on en peut dire c’est que sa jolie petite voix et son entière bonne volonté ont paru peut-être insuffisantes pour une scène comme celle de la Monnaie. Cette curieuse soirée s’est d’ailleurs passée sans encombre : mais elle n’a pas eu et n’aura vraisemblablement pas de lendemain. On se demande cependant ce que va devenir Phryné ? M. Saint-Saëns arrivera prochainement à Bruxelles : le concert populaire du 25 courant sera consacré à ses œuvres, et il doit s’occuper aussi des partitions que la Monnaie va monter de lui, la Princesse Jaune, son ballet inédit, et cette Phryné aussi, disait-on, réservée à Mlle Harding : on attend sa décision. Plus heureuse, certes, a été la reprise de Roméo et Juliette avec Mme Landouzy et M. Imbart de la Tour. Mme Landouzy ne cache pas son vif désir d’élargir son cadre d’interprétation et d’aborder certains rôles de demi-caractère. Elle a tant de talent qu’elle peut se permettre bien des choses et les réussir, malgré tout, par quelque côté. C’est ainsi qu’elle nous a donné déjà une Manon charmante. Sous les traits de Juliette, elle n’a pas été moins gracieuse ; la poésie rêveuse et douce de Gounod l’a servie à souhait : sans forcer la note dramatique, elle a eu de l’émotion par la simplicité, la pureté et la justesse de l’expression. À côté d’elle, M. Imbart de la Tour, qui décidément a conquis les faveurs du public bruxellois, a mis dans le rôle de Roméo beaucoup de chaleur, quelquefois même un peu trop, et a partagé le très vif succès de sa gentille partenaire. L’ensemble de cette reprise de Roméo et Juliette a été des plus satisfaisants. Il en a été de même pour la reprise du Rêve, qui l’a suivie de près.

Le Théâtre-Lyrique flamand d’Anvers a représenté, samedi dernier l’œuvre inédite de M. Jan Blockx, Herbergprincess (Princesse d’auberge), que je vous avais annoncée naguère. Ç’a été une véritable solennité, comme on n’en voit qu’en pays flamand, avec discours, ovations, palmes et embrassades : l’enthousiasme des peuples du Midi n’a rien de comparable à l’enthousiasme anversois quand il s’y met. Je me hâte d’ajouter que le succès remporté par l’opéra de M. Jan Blockx a été largement mérité. Le livret de M. de Tière est des plus simples, même un peu naïf : il s’agit de l’éternel combat, entre l’amour pur et l’amour vénal, entre le bien et le mal : un jeune musicien, Merlin, abandonne sa fiancée pour une princesse de cabaret, rusée et fascinatrice : la fiancée essaie en vain de reconquérir son amant, et le drame se termine, par une scène de meurtre d’où il appert qu’en ce monde, la vertu est rarement récompensée, mais le crime toujours puni. Sur ce sujet, prêtant à des épisodes populaires et réalistes, plein de mouvement, et en somme très musical, le compositeur a écrit une partition franche d’allures, nourrie de thèmes originaux, et, avec cela, travaillée d’une façon intéressante, par l’emploi de « thèmes » caractéristiques qui ajoutent à la couleur de l’œuvre sans l’alourdir cependant. Cela procède de Wagner, mais est bien personnel à l’auteur, reconnaissable dans son inspiration mélodique très abondante, sinon toujours très raffinée. On a dit de M. Jan Blockx que c’est le Teniers de la musique ; la comparaison est juste ; il a la corde populaire et il la fait vibrer avec habileté et avec éclat. Il y a notamment, au deuxième acte, une grande scène pittoresque de kermesse, avec carillon, danses et chants, d’une animation étourdissante. Il est à peu près certain que le public, bruxellois sera convié à apprécier bientôt la Princesse d’auberge de MM. de Tière et Blockx, l’ouvrage étant dès à présent traduit en français et prêt à être représenté.

L. S.

— De notre correspondant de Londres (15 octobre) : L’orchestre Colonne a débuté ici de la façon la plus heureuse. Le public a montré dans la manifestation de son contentement une chaleur presque continentale, et la presse s’est mise en frais de qualificatifs louangeurs pour rendre hommage à l’éminent chef d’orchestre français et à ses musiciens. Le programme du premier concert débutait par la Jubel ouverture, de Weber, dont le choix était justifié par le God save the Quen qui la termine. Venait ensuite la symphonie de la Reformation, de Mendelssohn, dont l’exécution si nette et si lumineuse a été une révélation pour le public d’ici. Deux fragments du ballet d’Hérodiade, « les Gauloises » et « les Phéniciennes, » ont provoqué de bruyantes acclamations, et l’air de Salomé du même opéra a été rendu par Mlle Pregi de façon à lui valoir une ovation. Les fragments de la Damnation de Faust, — parmi lesquels les deux airs de Marguerite, chantés par Mlle Pregi — ont été aux nues, comme bien on pense. La berceuse de Jocelyn, jouée sur le violoncelle par M. Baretti, et un fragment des Impressions d’Italie, de M. Charpentier, complétaient le programme. — Le second concert a eu lieu hier soir. L’enthousiasme y a été encore plus grand qu’au premier. On a acclamé la Symphonie fantastique, acclamé Sous les tilleuls, de M. Massenet, et le ballet d’Ascanio, et les Scènes d’enfants de Schumann, orchestrées par Godard : enfin tout. Un jeune pianiste anglais d’un talent hors ligne, M. Mark Hambourg, a exécuté dans la perfection un concerto de Schütt, très exubérant d’inspiration.

Léon Schlesinger.

— Le Trovatore de Milan écrit ce qui suit, dans le style plaisantin qui lui est habituel : « La Navarraise et la Vivandière continuent, dans leurs campements respectifs, à remporter au Théâtre-Lyrique de splendides victoires. La Navarraise, spécialement, a conquis non seulement le cœur d’Araquil, mais le public tout entier. La de Nuovina triomphe sur toute la ligne et occupe les avant-postes… dans les sympathies des juges du camp. L’état-major est toujours superbement commandé par M. Dufriche.

— L’empereur d’Autriche vient de conférer à Carl Goldmark la croix de l’ordre de Léopold, qui autorise le titulaire à demander ses titres de noblesse héréditaire. Les journaux de Vienne, en publiant cette nouvelle, adressent des compliments très flatteurs au célèbre compositeur, dont la simplicité et la modestie égalent le mérite.

— Nous avons publié récemment la nouvelle qu’à l’occasion du mariage du duc d’Orléans avec l’archiduchesse Marie-Dorothée, le théâtre du château de Schœnbrunn serait rouvert, et plusieurs de nos confrères parisiens nous ont emprunté cette nouvelle. Ajoutons que d’après nos derniers renseignements, l’empereur François-Joseph n’a pas approuvé le programme de cette représentation de gala, et que le proverbe : Il faut qu’une porte soit ouverte ou fermée a été rayé. On jouera à sa place, le Piano de Berthe, la gentille comédie de Théodore Barrière, toujours en français, avec Mme de Hohenfels et le ténor van Dyck, et la charmante opérette d’Offenbach, Monsieur et Madame Denis, avec Mme Renard en travesti et Mlle Mark.

— Une lettre intéressante que M. Félix Draesecke publie dans un journal de Dresde, nous apprend que M. Richard Wagner a conçu l’idée de son orchestre invisible à Paris. Pendant son premier séjour chez nous, de 1839 à 1842, il fréquentait beaucoup les concerts du Conservatoire. Un jour, il