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LE MÉNESTREL

sicales. Lecteur impeccable, il pouvait au besoin diriger un orchestre, réduire la grande partition, et jouait du violoncelle médiocrement au point de vue de la virtuosité, mais avec un sens profond de l’œuvre interprétée, une surprenante autorité et un entrain endiablé. Peu de professionnels ont fait mieux comprendre que lui les derniers quatuors de Beethoven, qu’il appelait les rouges (les révolutionnaires).

Quand George Sand vint à Marseille avec Chopin, Lecourt fut bien vite leur intime. Il les accompagnait partout.

Un jour, tous trois furent se promener sur les hauteurs de la Tourette, qui surplombaient le Vieux Port. Le mistral soufflait en tempête et la mer démontée soulevait d’énormes masses d’eau qui venaient s’abîmer sur les rochers en projetant au loin des paquets de pluie froide et salée. George Sand et Chopin, émerveillés, ne pouvaient s’arracher au spectacle de cette belle horreur, quand tout à coup Chopin, atteint déjà du mal qui devait l’emporter, oppressé par le vent et l’âcreté de l’air, tomba en défaillance.

L’endroit était alors désert ; — à cette époque, il n’y avait pas non plus, comme aujourd’hui à Marseille, de nombreux fiacres à la disposition du public. La situation devenait critique. Chopin était devenu incapable de faire un pas, et il y avait loin de la Tourette à la maison hospitalière du docteur Cauvière.

Que faire ? — l’embarras de George Sand devenait de l’anxiété, quand tout à coup Lecourt redressant sa haute taille, empoigna Chopin à bras le corps et le planta sur ses épaules. C’est en cet équipage que tous trois traversèrent la ville et rentrèrent au logis. Chemin faisant, George Sand voyant Lecourt en sueur malgré la froide morsure du mistral, lui demanda si son ami était lourd à porter. — Pourquoi le demandez-vous ? répartit gaillardement Lecourt, vous le savez, parbleu, mieux que moi ! — Ce qui lui valut une tape à la fois amicale et offensée de l’auteur de Consuelo.

Chopin et George Sand défendaient obstinément leur porte pour être à l’abri des curieux et des importuns. Ne pouvant parvenir jusqu’à eux, un jeune pianiste, Darboville, qui avait pour Chopin une admiration enthousiaste, se glissa dans l’appartement par surprise et se cacha derrière une porte pour l’entendre jouer. Mais voilà qu’une des personnes présentes se retire et, ouvrant la porte, démasque Darboville. George Sand, qui fumait une cigarette, se leva comme Junon courroucée et apostropha l’indiscret avec la dernière vivacité. Celui-ci se jeta à genoux en joignant les mains comme devant une divinité et débita les plus folles litanies en l’honneur de Chopin !

L’affaire n’eut pas de suite, et Chopin admit même plus tard ce fervent disciple à jouer avec lui dans les concerts qu’il donna au cours d’une tournée dans le midi de la France.

Peu après, la nouvelle arriva de la mort tragique de Nourrit. Le noble artiste, avant d’aller à Naples, avait chanté à Marseille ses plus beaux rôles, notamment la Muette, dans laquelle il avait transporté l’auditoire. Ce fut un deuil public. On organisa un service funèbre en son honneur et ce fut Chopin qui tint l’orgue.

(À suivre.)

A. Montaux.

L’EXPOSITION DU THÉÂTRE ET DE LA MUSIQUE
AU PALAIS DE L’INDUSTRIE


Les salles et les galeries du premier étage du palais sont exclusivement consacrées à l’exposition qu’on a qualifiée improprement de « rétrospective ». C’est « historique » qu’il eût fallu dire, attendu qu’elle n’est pas uniquement rétrospective, et que l’actualité y occupe, et ne pouvait faire autrement que d’y occuper une place importante. On se rappelle le succès qu’obtint, à l’Exposition universelle de 1889, l’essai très intéressant d’exhibition théâtrale qui avait été organisée dans une partie du palais des Arts libéraux, et comme, tout incomplète qu’elle fût, le public s’y intéressait et chaque jour se pressait.

Ce succès se renouvelle ici, bien qu’on y retrouve le même défaut que, dans une série d’articles publiés à cette place même, j’avais signalé alors : je veux dire le manque absolu de méthode et de classement, ce que les Allemands, dans leur langage pédantesque, appelleraient le côté scientifique. Est-il donc impossible d’organiser dans une exposition de ce genre, si variée qu’elle soit et si pleine de détails, une méthode rationnelle de classement qui présente les objets dans un ordre à la fois systématique et historique, de façon à offrir une leçon au visiteur superficiel et à faciliter les recherches du travailleur sérieux ?

Je ne crois pas, je l’avoue, la difficulté insurmontable. C’est affaire de temps, d’une part, de l’autre, d’entente entre les organisateurs et les collectionneurs, race peut-être un peu exigeante mais dont il faut bien, après tout, satisfaire le petit amour-propre en récompense de leur obligeance. Je prend ici un exemple, imparfait encore, mais déjà intéressant sous ce rapport : la salle 31, qui est presque entièrement occupée par la collection très curieuse, très précieuse de M. Nicolas Manskopf, directeur du Musée musical et théâtral de Francfort-sur-le-Mein. Je trouve là un cadre spécial qui contient 15 portraits de Liszt, un autre avec 15 portraits de Weber, un autre avec 8 portraits de Méhul, un autre avec 22 portraits de Paganini, un autre encore avec trente-deux portraits de Rossini, puis une série de quarante et une pièces, portraits ou estampes, relatives à Grétry, accompagnées de livrets, d’affiches et de médailles toujours se rapportant à lui. Avec cela, dans d’autres cadres, toute une suite de portraits de musiciens : virtuoses, compositeurs et chanteurs du temps passé. Ailleurs encore, une autre suite, du même genre, mais exclusivement contemporaine. Enfin, à part, toute une série d’autographes, lettres ou musique, fort intéressante. Et toutes ces pièces, même celles qui sont réunies dans un même cadre, portent toutes, sans exception, la marque de leur possesseur. Voici donc une collection particulière qui, en ce qui la concerne, est entièrement et régulièrement classée. Eh bien, si l’Exposition, dans son ensemble, avait suivi un errement semblable, on aurait groupé dans une salle tous les portraits de compositeurs, dans une autre ceux des virtuoses, dans une autre ceux des poètes dramatiques, puis ceux des chanteurs et cantatrices, puis ceux des comédiens et des comédiennes. On aurait groupé de même : ls plans et les vues de théâtre ; les caricatures ; les costumes ; les décors ; les autographes (lettres) ; les autographes (musique) ; les livrets d’opéras ; les partitions ; les pièces et documents historiques ; les livres sur le théâtre et la musique ; les tableaux et les sculptures ; les instruments de musique ; les affiches, programmes et billets de théâtre ; les médailles etc., chaque objet portant, par les soins de l’administration, la marque de son propriétaire, afin, comme je le disais, de satisfaire l’amour-propre des collectionneurs. Ainsi comprise et entendue, l’Exposition, déjà charmante et pleine d’intérêt, décuplerait sa valeur et serait appelée à rendre d’inappréciables services.

Telle qu’elle est, elle a un caractère de pittoresque et d’imprévu qui ne lui enlève certes pas sa valeur, mais qui ne la fait pas ressortir comme elle le mériterait, et qui sent un peu trop le décousu. Tous les objets se trouvent disséminés et dispersés au hasard des collections de chacun, un peu à la bonne franquette, toutes choses se trouvant confondues plus que ne le comporteraient la logique et la raison. Si, comme l’a dit le « législateur du Parnasse ».

Souvent un beau désordre est un effet de l’art,

l’art a lieu d’être ici amplement satisfait.

Mais ces réflexions, au sujet de ce qui eût pu se faire, ne doivent pas nous rendre injustes pour ce qui s’est fait, et je vois seulement, au très grand plaisir que prennent les visiteurs nombreux de l’Exposition, combien ce plaisir serait plus complet, et surtout plus profitable encore, si un peu d’ordre avait prévalu sur ce désordre. Il est incontestable, en tout état de cause, que l’effort a été intelligent et considérable, et ceci est surtout un enseignement pour l’avenir.

J’en reviens à l’Exposition de M. Manskopf, qui est remarquable, très nombreuse et digne de la plus grande attention. J’ai relevé plusieurs séries de portraits d’un seul et même artiste, et cela déjà est fort intéressant ; mais il y en a plusieurs centaines d’autres : compositeurs, virtuoses, chanteurs, cantatrices, éditeurs de musique, facteurs d’instruments de divers pays de l’Europe musicale, publiées tant en Allemagne qu’en France, en Angleterre, en Italie, voire en Russie, qui prend maintenant sa place, et une place importante au soleil de l’art. C’est là comme une sorte de vaste iconographie musicale, d’un intérêt très vif, d’autant que tels de ces portraits, pour ainsi dire inconnus, sont d’une excessive rareté. Je le dis en connaissance de cause, et en collectionneur expérimenté.

M. Manskopf a exposé aussi une assez nombreuse série d’autographes. Il y a là des lettres de Grétry, Paër, Plantade, Stephen Heller, Liszt, Wagner, Louis Lacombe, Ponchard, Duprez, Giulia Grisi, Chevillard, etc. ; aussi quelques autographes de musique, entre autres un fragment de Lvoff, l’auteur de l’Hymne russe.

Un reçu de Giulia Grisi pour ses appointements au Théâtre-Italien de Paris nous apprend qu’elle gagnait 2.000 francs par mois. Un autre reçu, de Liszt, est ainsi conçu :

« Moi, soussigné, j’ai reçu de M. Paër, directeur de la Musique particu-