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LE MÉNESTREL

La plupart des compositeurs les plus célèbres de l’école russe n’étaient pas des professionnels. Seroff était conseiller d’État, Moussorgski officier, Borodine professeur de chimie à l’Académie de médecine de Saint-Pétersbourg ; César Cui est général et professeur de topographie militaire. Presque tous accomplissaient assidûment les devoirs de leur charge et ne pouvaient donner qu’un temps limité à l’art qu’ils aimaient avec tant de désinstéressement. Ils n’en ont pas moins acquis une notoriété, on peut même dire, une renommée internationale.

En France, quelle que fût leur habileté technique, le qualificatif d’amateur se serait certainement accroché à leurs noms, avec tout ce qu’il renferme de dédaigneuse indifférence.

Ce qu’il y a de curieux, c’est qu’il n’en va pas de même pour les autres productions de l’esprit.

Des bureaucrates écrivent bon nombre de nos pièces de théâtre les plus joyeuses ; je sais tel d’entre eux qui a fait bonne figure aux Français avec une légende mystique, et tel autre qui expose chaque année au Champ-de-Mars des paysages très délicats et personnels. L’Académie française a admis, — avant l’âge où un homme de lettres peut aspirer à devenir immortel, — le lieutenant de vaisseau Jules Viaud, alias Pierre Loti.

Je ne parle pas de l’antiquité. Il y a eut jadis à Rome certain amateur, du nom de Jules César, qui publia des Commentaires jouissant encore de quelque considération dans le monde des lettres.

Il y a des prêtres, qui feraient haïr la religion. Il y a des artistes qui feraient haïr l’art.

Cette partition de Tristan, c’est comme une femme dont on voit les travers, les défauts, — même les vices, — et à laquelle on revient parce qu’il se dégage d’elle un charme qui ensorcèle.

Après Haydn et Mozart, le musicien qui a trouvé les mélodies les plus intéressantes, en les concevant sur des harmonies qui se meuvent de la tonique à la dominante, est peut-être notre Boïeldieu. On est étonné, en relisant ses partitions, d’y trouver un aussi grand nombre de chant très simples, d’une grâce aimable, et dont le dessin diversement rythmé fait la variété.

La plupart des auteurs qui donnent en ce moment des pièces où passent des scènes du Nouveau-Testament, ne comprennent rien à l’Évangile. En le paraphrasant, en délayant sa concise simplicité, en ajoutant aux paroles éternelles un coloris poétique dont la modernité fade se fanera comme la mode, ils le dénaturent.

N’est-ce pas l’un d’eux qui a écrit ces vers :

Laissez venir à moi les petits enfants blonds ? [1]

Et un autre :

Laissez venir à moi jusqu’aux petits enfants[2].

Rien ne prouve mieux l’origine divine de l’Évangile que cette impossibilité d’y rien modifier.

Et c’est aussi pourquoi une traduction musicale en est fort difficile.

Quand nos contemporains y touchent, il me semble voir un ouvrier malingre qui s’évertuerait à orner de vernis Martin les puissants piliers d’une cathédrale gothique.

(À suivre.)

A. Montaux.

NOUVELLES DIVERSES


ÉTRANGER

On nous télégraphie de Vienne : « La soirée de gala devant un public d’invités, donnée jeudi à l’Opéra impérial en l’honneur des souverains russes, a été un véritable triomphe pour la délicieuse partition de M. Massenet, Manon. Il faut dire que l’air ambiant de la salle était fort favorable à l’impression produite par le chef-d’œuvre français qui évoque si puissamment le souvenir de l’ancien régime, sous lequel les grands et puissants de la terre menaient une existence douce et voluptueuse à jamais disparue de la société moderne, tendant de plus en plus à se démocratiser. Le parterre était un étincelant mélange d’uniformes, chamarrés d’or et rehaussé de l’éclat de décorations ; dans les loges les grandes dames viennoises et hongroises charmaient les regards par leur beauté, l’élégance de leurs toilettes et le feu scintillant des pierreries dont elles étaient constellées, ayant chacune épuisé les trésors du Familienschmuck, de ces parures précieuses qui, dans les grandes familles autrichiennes et hongroises, se transmettent de génération en génération en qualité de majorat inaliénable. Vers huit heures, les souverains et la cour firent leur entrée dans la salle, tout récemment restaurée et redorée et illuminée à giorno. M. Jahn, directeur de l’Opéra impérial qui conduisait en personne, fit immédiatement attaquer les premières notes de Manon dont on ne jouait que les trois premiers actes, et la représentation se déroula sans le moindre accroc. Mlle Renard et M. Van Dyck, qui étaient merveilleusement en voix, ont interprété leurs rôles avec le charme et la maestria qu’on connaît, et l’empereur de Russie a donné à plusieurs reprises, surtout après la scène à Saint-Sulpice, le signal des applaudissements. Pendant l’entr’acte qui a duré presque une demi-heure, le thé a été brillamment servi aux souverains et à la cour dans le grand salonn qui précède la loge de gala au centre de la salle, loge occupée par les Majestés et les membres de la famille impériale d’Aurtiche-Hongrie. Le ballet Valse viennoise, qui est devenu un espèce de ballet national au même titre que la valse du Beau Danube bleu, de Strauss, clôtura cette très brillante soirée. »

— De notre correspondant de Belgique (27 août). — Les théâtres, un à un, se rouvrent ou s’apprêtent à se rouvrir. Après le Vaudeville et les Galeries, viendra, la semaine prochaine, le tour de la Monnaie et de l’Alhambra. La Monnaie inaugurera sa nouvelle saison le 5 septembre, et son premier spectacle sera vraisemblablement Lohengrin. La direction vient de publier le tableau officiel de sa troupe ; ce tableau est, à peu de chose près, celui que je vous ai annoncé, successivement au fur et à mesure des engagements ; le voici d’ailleurs au complet.

MM. Flon et Du Bois restent à la tête de l’orchestre, M. Baudu est régisseur général.

Les artistes du chant sont :

Du côté des femmes : Mmes Landouzy, Raunay, Kutscherra, Jeanne Harding, Gianoli, Holmstrand, Goulancourt, Mastio, Milcamps, Hendrickx, Mauzié, Maubourg, Bélia.

Du côté des hommes : ténors : MM. Imbart de la Tour, Bonnard, Isouard, Dantu, Caisso, Disy, Gillon.

Barytons : MM. Seguin, Frédéric Boyer, Dufranne, Cadio, Gilibert.

Basses : MM. Dinard, Journet, Blancard, Danlée.

Artistes de la danse : Mmes Térésita Riccio, Antoinette Porro, Jeanne Dierickx, Zumpichell ; MM. Laffont, Artiglio Lorenzo, Desmet, Steneebruggen.

Les chœurs comptent quatre-vingt-six personnes, l’orchestre quatre-vingt-six musiciens.

Le nombre des nouveaux venus, étrangers, débutants et inconnus, est, comme on le voit, assez considérable. Espérons que, dans sa recherche de talents inédits et d’élèves d’avenir, la direction aura eu la main heureuse ; cela lui a réussi parfois ; les artistes de réputation sont rares à trouver et ils coûtent cher ; avec les « jeunes », entrant dans la carrière avant même que leurs aînés n’y soient plus, on a du moins la certitude de ne pas gaspiller d’argent et la chance de trouvailles heureuses. MM. Stoumon et Calabrési fondent, cela va sans dire, sur leurs nouvelles acquisitions, beaucoup d’espérances. Vous connaissez Mlle Kutscherra et Mlle Harding. Mlle Gianoli est une Genévoise, élevée en Italie, où elle s’est essayée, à Crémone et à Milan, dans de petits rôles et dans les concerts. Mlle Holmstrand est une Suédoise ; elle a chanté au théâtre de Stockholm, a travaillé à Paris avec M. Saint-Yves-Bax et s’est fait entendre un soir de l’hiver dernier au Cercle artistique de Bruxelles, où l’on a remarqué la pureté de sa voix.Mlle Mauzié s’est produite dans quelques salons parisiens, mais n’est jamais montée sur les planches. Mlle Maubourg a eu des succès dans les cafés-concerts d’Alger, du midi de la France et de Namur. MM. Dantu, ténor, et Blancard, basse, ont chanté, l’un, au concert Colonne, dans la Damnation de Faust, l’autre, au concert Lamoureux, dans la Circé de M. Théodore Dubois. Enfin, deux de nos compatriotes, Mlle Goulancourt, une brillante élève de Mme Cornélis-Servais, douée d’une très puissante voix de falcon, et M. Dufranne, un baryton très applaudi au Conservatoire, complètent la série. Les premières semaines de la saison serviront sans doute à présenter au public et à essayer tous ces débutants. Puissent ces essais réussir tous, ne pas durer trop longtemps, ne point retarder les « nouveautés » annoncées, et aider à la fortune de la direction !

À Anvers, à côté du Théâtre Royal, dont on ne connaît pas encore les intentions, l’Opéra flamand se prépare à rentrer en campagne, avec non seulement des œuvres classiques, comme le Don Juan de Mozart, et le Fidelio de Beethoven, mais aussi avec des œuvres inédites telles que le drame lyrique de M. Peter Benoît, Pompéia (Dernier jour de Pompéï) et la Servante d’auberge (De Herbergprinces) de M. Jan Blockx, deux nouveautés sensationnelles. C’est par ce dernier ouvrage que l’Opéra flamand compte ouvrir sa saison, le 2 octobre.

L. S.

— Courrier d’Espagne. — Barcelone, 23 août 1896. — Depuis le commencement de la saison d’été, nous sommes tout à l’Opéra populaire. Nous avons en ce moment, trois théâtres d’opéra italien, au prix de 25 centimes, cinq sous.

C’est d’abord le Nuevo Retiro, qui a eu des heurs et malheurs, mais

  1. M. Haraucourt.
  2. M. Armand Silvestre.