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LE MÉNESTREL

la nostalgie de la paille humide des cachots. Nous parlons, comme on pense bien, au figuré : car ces victimes du devoir en étaient arrivés, grâce à la tolérance administrative, à gagner le plus agréablement du monde les palmes du martyre.

Le vicomte Sosthène de Larochefoucauld en convient très volontiers dans ses Mémoires.

On sait si cet ancien surintendant des beaux-arts aimait la musique et le théâtre, bien que ses détracteurs l’eussent accusé à tort, paraît-il d’avoir fait allonger, sous son règne, les jupes des danseuses de l’Opéra.

Toujours est-il que M. de Larochefoucauld, incarcéré pour délit politique à Sainte-Pélagie en 1833, eut la fantaisie d’y satisfaire son goût très vif pour la musique.

« Jadis, écrit-il, nos soldats étaient allés, violons en tête, à l’attaque des lignes ennemies : les prisonniers du juste-milieu pouvaient bien se donner le passe-temps de quelques symphonies sous les verrous doctrinaires. »

L’essentiel était d’avoir l’autorisation de la police. Le directeur de Sainte-Pélagie, qui avait offert au vicomte son appartement comme salle de concert, s’entremit pour obtenir l’agrément de l’administration. Il cautionna l’innocence de l’entreprise, répondit de la sagesse de l’impresario et de ses artistes ; et déplaçant même la question pour la porter sur un terrain où l’avaient déjà précédé les philanthropes des pénitenciers, il invoqua l’effet salutaire que produirait certainement la musique sur les rapports des prisonniers entre eux. Bref, il plaida si bien la cause de son pensionnaire que l’autorisation, après s’être fait longtemps attendre, fut définitivement accordée.

Le premier concert fut très brillant. Parmi les artistes hommes se trouvaient d’excellents virtuoses, amis particulier du directeur, entr’autres Clavel, violon de l’Opéra. Le côté dames était représenté par Mme Charbouillé Saint-Phal, une pianiste hors ligne, dont le talent se réservait d’ordinaire pour les fêtes de charité ; la fille du vicomte et la gouvernante de cette demoiselle, qui avait une fort belle voix, jouaient toutes deux de la harpe. Les soli, les duos, les trios, les quatuors se succédaient sans interruption, à la grande satisfaction des spectateurs, hôtes pour la plupart de Sainte-Pélagie ; car l’organisateur de la soirée avait voulu que tous fussent appelés sans distinctions de classes, ni d’opinions. Et la salle avait gagné, à une invitation aussi large, d’offrir l’aspect le plus inattendu : « On aurait peine, dit le narrateur, à se figurer le coup d’œil que présentait cette réunion, où l’on distinguait, avec le plus complet assortiment de couleurs dépareillées, bottes de couleurs, pantoufles brodées, casquettes et capotes de tous les goûts. »

Malheureusement on parla trop de ce concert au dehors ; les antichambres ministérielles s’en émurent, et firent ordonner une enquête. Le directeur dut se défendre, mais il avait pris la chose tellement à cœur et il se montra si éloquent, que non seulement il imposa silence aux méchantes langues, mais qu’il obtint encore un blanc-seing pour une nouvelle série de concerts.

On arrivait ainsi à cet âge d’or, où l’on vit des prisonniers politiques, les accusés d’avril entre autres (1835), se promener dans le jour sur les boulevards et assister le soir aux représentations de l’Opéra. En 1858, le fameux Jacquot, dit Eugène de Mirecourt, devait, à la même prison, obtenir les mêmes faveurs.

(À suivre.)

Paul d’Estrée.

JOURNAL D’UN MUSICIEN


FRAGMENTS

(Suite.)

H….., le statuaire, m’affirmait tout à l’heure qu’il y a pour l’artiste une grande difficulté à produire en province une œuvre vraiment intéressante, car il lui est impossible de tout tirer de son propre fonds, et il lui manque, en province, la suggestion incessante qui est autour de lui, à Paris.

Est-ce que cette difficulté ne pourrait être compensée par l’avantage d’être là-bas plus personnel, étant plus à l’abri des courants de la mode, du joug des tendances du moment, qui imposent leur esthétique et leurs formes aux ouvriers de la pensée, en sorte qu’ils s’uniformisent plus ou moins, y accommodant, même à leur insu, leurs tempéraments ?

Ce jour-là, je passais dans la principale rue de Stuttgart, quand, tout à coup, les horloges sonnant midi, j’entendis un large choral à quatre parties chanté par les voix graves d’instruments de cuivre. Je levai la tête dans la direction du son, et j’aperçus au haut de la tour du vieux Munster, sur la plate-forme, une rangée de musiciens. C’étaient eux qui, suivant un usage traditionnel, interprétaient à cette heure un choral ; dès leur tâche finie, ils descendirent rapidement et se mêlèrent à la foule, retournant à leurs occupations.

Cette prière au milieu du jour, rappelant d’en haut Dieu à la ville affairée, et l’invoquant pour elle, donnait une rare impression de noblesse et de foi sereine.

L’ami Chabrier, comme bien d’autres, n’a pas conscience de son vrai tempérament. Il y a en lui une verve bouffonne et exubérante, un esprit gaulois, une vis comica qui ne demandent qu’à s’épandre au dehors. — Témoin España, la Marche joyeuse, les Dindons, les Petits Cochons roses….., etc. — Pourquoi chercher à renouveler l’inimitable épopée wagnérienne ? — AH ! que je voudrais à celui-ci, qui pourrait prendre une place à part dans notre grande famille de musiciens français, un poème selon sa vraie nature !….. de brutales kermesses à la Téniers, de bruyants cabarets, des foires turbulentes, des marchés de village avec leurs disputes criardes, des fêtes et de magnifiques processions flamandes, des scènes truculentes, picaresques, des Falstaff, des Tabarin, des Rabelais, des Argan, des Diaforus, des Harpagon….. que sais-je ? avec une poussée de franc naturalisme !

Chabrier, dont le tempérament est essentiellement français, pourrait fournir une note verveuse, comique, absolument nouvelle, et toujours musicale.

On abuse de ce scepticisme paresseux et un peu snob, qui se traduit par l’aphorisme : « Qui sait si l’erreur d’aujourd’hui ne sera pas la vérité de demain ? » — C’est cette disposition d’esprit qui encourage les tentatives prétentieusement ridicules, et, — en littérature, malhonnêtes, — de quelques impuissants.

Il ne faut pas toujours railler la critique qui s’est exercée sur des œuvres acclamées plus tard. Le temps remet toutes les choses au point, atténuant les admirations du lendemain et ramenant souvent à la postérité une partie des appréciations de la veille.

Quand Berton disait que Rossini faisait de la « musique mécanique », il n’avait pas tout à fait tort. Il fut ridicule après Guillaume Tell. Mais, aujourd’hui, qui ne pense qu’il y avait, en effet, peu de vraie musique, et abus de quelques procédés, des plus vulgaires, dans Matilde di Sabran, Zelmira, Tancredi, et autres macaronades ?

En Suisse. — Hier soir, nous sommes revenus de Bellevue à Gurnigel, près Berne, par la forêt. La nuit, une claire nuit d’août sans lune, était comme parfumée. Sous les dômes de sapin une lumière douce filtrait, et le ciel bleu, strié d’étoiles, apparaissait de-ci, de-là, agrandissant la voûte. — Tout le monde s’est mis à chanter.

Quelles que soient les beautés du grand art polyphonique, il faudra toujours à l’homme des chants monodiques, qui répondent à un besoin de son cœur. Nous, les raffinés, nous redisons bien mentalement les passages polyphoniques les plus admirés, mais ce sont naturellement des chants monodiques, qui, à certains moments, nous montent aux lèvres.

Ce sont aussi ces chants que fredonnent l’ouvrière courbée sur son ouvrage, le travailleur devant son établi, le paysan à la veillée, et qui leur apportent, à leur insu, — avec une consolation, — une lumineuse parcelle d’idéal.

Si, depuis vingt ans, un plus grand nombre d’opéras avaient été conçus avec la préoccupation d’une ligne mélodique clairement dessinée, et très en relief, — comme Carmen, par exemple, — sans doute entendrions-nous moins de refrains ineptes ou obscènes, qui se sont substitués dans la bouche du peuple aux doux et simples chants d’autrefois.

Mon maître m’a raconté avoir discrètement indiqué à Meyerbeer l’impression d’inquiétude que lui causait toujours la longue et meurtrière tenue sur l’ut au-dessus des lignes imposée à Valentine pendant le duo avec Marcel, au second acte des Huguenots. Meyerbeer confessa que ce passage avait été de sa part une concession à Mlle Falcon qui, après l’éclatant succès de Robert, avait droit à sa vive gratitude. Mlle Falcon l’avait littéralement persécuté pour qu’il plaçat exactement cet effet dans le prochain rôle qu’il lui confierait.