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LE MÉNESTREL

bout desquelles ils revinrent à Padoue, que Tartini ne voulut plus quitter désormais, en dépit de tous les avantages qu’on pouvait lui offrir. Sa renommée, en effet, s’était répandue au loin, et on assure qu’un grand seigneur anglais, lord Midlessex, lui garantissait 3.000 livres sterling s’il voulait se fixer à Londres. Mais Tartini répondit au marquis degli Obizzi, qui avait été chargé de poursuivre avec lui cette négociation : « Ma femme et moi nous avons la même façon de penser et nous n’avons pas d’enfants. Nous sommes contents de notre sort, et si nous désirons une chose, ce n’est certainement pas de posséder plus que ce que nous possédons actuellement. »

Le reste de sa longue carrière s’écoula paisiblement dans la ville qu’il avait définitivement choisie pour sa résidence. Dès 1728, il avait établi à Padoue une école de violon qui devint rapidement célèbre et qui y attirait de tous les points de l’Italie, et même de la France, les jeunes artistes désireux de profiter d’un si haut enseignement. En ce qui concerne nos compatriotes, Pagin et La Houssaye firent expressément le voyage d’Italie pour aller à Padoue prendre des leçons de Tartini et se fortifier sous sa direction. Parmi ses meilleurs élèves, il faut citer le fameux Nardini, Alberghi, Giorgio Meneghini, Mme Lambardini-Sirmen, Pollani, Domenico Ferrari, Capuzzi, Pasqualino Bini, Carminati, etc.

Tartini avait retrouvé sa place de violon solo à l’église Saint-Antoine qui ne lui rapportait que 400 ducats (environ 1.600 francs) et qu’il conserva pendant quarante-huit ans. Le produit de cette place, celui de ses leçons et quelques biens qu’il tenait de sa famille, lui procuraient une aisance modeste qui suffisait à ses désirs et à son ambition. L’enseignement, d’ailleurs, n’occupait pas tout son temps, et il se livrait à la composition avec une ardeur et une activité qui tenaient du prodige. On peut s’en rendre compte, en considérant le nombre d’œuvres publiées par lui de son vivant, par cette note d’un de ses biographes : – « On lit dans le Journal encyclopédique de Venise de 1775 (Tartini était mort le 26 février 1778) que le capitaine P. Tartini, neveu du célèbre Tartini, a déposé chez Antoine Nozzari, excellent violoniste, les sonates et concertos suivants, composés et écrits de la main de son oncle, savoir : 1o quarante-deux sonates ; 2o six autres plus modernes ; 3o un trio ; 4o cent quatorze concertos ; 5o treize autres plus récents, etc. On était prié, pour en faire l’acquisition, de s’adresser à M. Carminer, à Venise, qui avait parlé plusieurs fois de Tartini dans son Europe littéraire et y avait même inséré des morceaux de ce grand artiste. »

Beaucoup de ces compositions sont restées inédites, et on en trouve en manuscrit dans les archives municipales de Pirano et dans celles de l’Arca del Santa, de Padoue. Ses œuvres ont été l’objet de grands éloges de la part des critiques. Algarotti disait que ses sonates font pâlir celles de Corelli et font souvenir des sonnets de Pétrarques. « Elles sont remarquables, ajoutait-il, par une conduite originale, fantaisiste, libérale, réglée par les lois de l’art, mais sans servitude et sans pédantisme. » Il disait encore que Tartini, avant de composer, avait coutume de lire quelque pièce de Pétrarque avec lequel il sympathisait beaucoup pour la finesse du sentiment ; et cela pour avoir un objet déterminé à peindre et ne jamais perdre de vue le motif ou le sujet ; « c’est ainsi que dans ses sonates la plus grande variété se joint à l’unité la plus parfaite ».

Le savant La Lande s’exprimait ainsi dans son Voyage d’Italie : « On ne peut guère parler de musique à Padoue sans citer le célèbre Joseph Tartini qui est depuis longtemps le premier violon de l’Europe. Sa modestie, ses mœurs, sa piété le rendent aussi estimable que ses talents. On l’appelle en Italie il maestro delle nazioni soit pour l’exécution soit pour la composition. »

De son côté, Guingueni disait, dans l’Encyclopédie, en parlant de Tartini : — « On sait que ce grand homme fit une double révolution dans la composition musicale et dans l’art du violon. Des chants nobles et expressifs, des traits savants mais naturels et dessinés sur une harmonie mélodieuse, des motifs suivis avec un art infini, sans l’air de l’esclavage et du pédantisme que Corelli lui-même, plus occupé du contrepoint que du chant, n’avait pas toujours évité ; rien de négligé, rien d’affecté, rien de bas ; des chants auxquels il est impossible de ne pas attacher un sens et où l’on s’aperçoit à peine que la parole manque : tel est le caractère des concertos de Tartini. »

L’une des œuvres les plus importantes de Tartini est son fameux Art de l’archet (Arte del l’arco), que J.-B. Cartier, son ardent admirateur, a publié en France. La plus curieuse sans contredit, au moins par son origine, est sa célèbre Sonate du Diable, dont il a été fait, en France aussi, plusieurs éditions. C’est encore La Lande qui a fait connaître cette origine, en rapportant ainsi l’anecdote qu’il tenait à ce sujet de Tartini lui-même. Voici comme il s’exprime : « Une nuit, en 1713, me dit-il, je rêvais que j’avais fait un pacte et que le diable était à mon service ; tout me réussissait à souhait, mes volontés étaient toujours prévenues, et mes désirs toujours surpassés par les services de mon nouveau domestique. J’imaginai de lui donner mon violon pour voir s’il parviendrait à me jouer de beaux airs ; mais quel fut mon étonnement lorsque j’entendis une sonate si singulière et si belle, exécutée avec tant de supériorité et d’intelligence que je n’avais même rien conçu qui pût entrer en parallèle ! J’éprouvais tant de surprise, de ravissement, de plaisir, que j’en perdais la respiration ; je fus réveillé par cette violente sensation. Je pris à l’instant mon violon, espérant retrouver une partie de ce que je venais d’entendre, mais ce fut en vain : la pièce que je composai alors est, à la vérité, la meilleure que j’ai jamais faite, et je l’appelle encore la Sonate du Diable ; mais elle est si fort au-dessous de ce qui m’avait frappé, que j’eusse brisé mon violon et abandonné pour toujours la musique, si j’avais été en état de m’en passer. » De même que l’Art de l’archet, cette fameuse et curieuse Sonate du Diable fut publiée en France par l’excellent violoniste Cartier, à qui elle avait été communiquée par Baillot, qui, dit-on, l’avait obtenue à Rome de Pollani, l’un des bons élèves de Tartini.

Tartini était âgé de près de 78 ans lorsqu’il mourut à Padoue, succombant à une longue et douloureuse maladie. Dès la première nouvelle qu’il avait eue de son état, son élève le plus célèbre, Nardini, était accouru de Rome pour lui prodiguer ses soins, et c’est dans les bras de Nardini que le grand artiste rendit le dernier soupir. Peut-être le dévouement de ce disciple affectueux n’était-il pas superflu si l’on s’en rapporte à ce que Choron nous apprend au sujet de la femme de Tartini, qui, cependant l’avait épousée dans les conditions qu’on a vues : « Il paraît, dit Choron, que la femme de Tartini était une vraie Xantippe à son égard, et qu’il avait pour elle la douceur et la patience de Socrate. » Fétis dit de son côté : « Le caractère acariâtre de sa femme ne le rendait pas heureux ; mais il eut toujours avec elle une patience et une douceur inaltérables. » Et Choron dit encore, au sujet de Tartini lui-même : « Sa cconduite particulière prouve combien il était désintéressé. Il nourrissait plusieurs familles indigentes, et fit élever plusieurs orphelins à ses frais ; il donnait aussi des leçons gratuites à ceux qui voulaient apprendre la musique et n’avaient pas les moyens de payer. » Nous voilà loin du Tartini des jeunes années, dissipé, querelleur, duelliste enragé et livré sans réserve à ses passions.

Tel est le grand artiste auquel ses concitoyens viennent de rendre un éclatant et solennel hommage. C’est le 2 de ce mois qu’a eu lieu, à Pirano, l’inauguration de la statue de Tartini. L’idée de c monument remonte à l’année 1888, et l’on avait voulu être prêt pour le 12 avril 1892, date du second centenaire de la naissance de l’artiste ; mais il a fallu compter sur les retards toujours inévitables en pareil cas, bien qu’au premier appel du comité aient aussitôt répondu avec enthousiasme non seulement Trieste, mais toutes les communes, toutes les bourgades, et aussi toutes les sociétés du Frioul et de l’Istrie, justement fières de leur compatriote. La statue, œuvre du sculpteur Antonio Dall Zotto, fondue en bronze, à Venise, par M. Munaretti, mesure deux mètres quarante et est placée sur un piédestal en marbre gris, travaillé dans un style plein de grâce par M. Tamburlini, de Trieste. Sur la face intérieure on lit cette simple inscription :

À Giuseppe Tartini — l’Istria — 1896.

C’est un vrai monument national.

Arhur Pougin.

MUSIQUE ET PRISON

(Suite)

PRISONS POLITIQUES MODERNES
i

La chaîne des traditions. — Les détenus politiques à Sainte-Pélagie. — Souvenirs de Raspail ; hommage rendu à la musique ; les mômes à la prière du soir. — Le drapeau des prolétaires et le buste du comte de Chambord. — Les concerts du vicomte Sosthènes de Larochefoucauld. — Sainte-Pélagie à l’Opéra. — Les hymnes patriotiques à Belle-Isle-en-Mer et le cancan à Doullens.

Qu’on ne s’y trompe pas, ce chant, aujourd’hui inconnu, de la République des Égaux, va devenir, par une sorte de suggestion invisible et insaisissable, l’évangile des détenus politiques, à partir de 1831 : car, pour nous, la prison moderne date de cette époque ; et que ses pensionnaires républicains y fassent retentir la Marseillaise, le Chant du Départ ou la Parisienne, à défaut d’autres hymnes répondant mieux à leurs aspirations, la phrase musicale, émise par eux en sourdine, ou lancée à pleins poumons, est toujours dans leur pensée une des protestations les plus accentuées du socialisme vaincu.