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LE MÉNESTREL

n’est pas tout à fait la première venue, fera bien de se surveiller beaucoup : elle parle beaucoup trop vite et, de plus, laisse éteindre et tomber la fin de toutes ses phrases, si bien qu’on n’entend pas la moitié de ce qu’elle dit. C’est pour la grande scène d’Adrienne Lecouvreur que Mlle Norahc (qui me paraît bien s’appeler de son vrai nom Charon, par anagramme) s’est vu décerner un second accessit. Elle ne manque ni de sensibilité ni de grâce, mais crie parfois un peu trop.

Mlle Rabuteau, premier accessit de l’an dernier, est restée sur le carreau. Coiffée comme un singe et d’une façon absolument ridicule, car elle est venue bredouiller une scène de Francillon en parlant quatre fois trop vite. Ses progrès sont nuls. Et c’est dommage, car elle a à son service une des voix les plus étouffées et les meilleures que l’on puisse souhaiter.

Je ne puis que signaler, parmi les élèves non couronnées, Mlle Méry dans le Fils naturel et Mlle Vandoren dans la Princesse Georges. La première est intéressante : elle dit bien, avec un bon sentiment et des accents d’une tendresse touchante. La seconde n’est ni sans intelligence, ni sans qualités, mais, comme beaucoup d’autres, elle parle trop vite.

OPÉRA-COMIQUE

Le concours d’opéra-comique, que tout le monde supposait devoir être quelque peu insignifiant en raison de la faiblesse des concours de chant, a été beaucoup meilleur qu’on ne l’espérait et n’a pas laissé au contraire que d’inspirer un intérêt assez vif. Voici d’ailleurs, sur douze concurrents, la liste des récompenses décernées :

Hommes.

1er prix. — M. Beyle, élève de M. Taskin.

2e prix. — MM. Gresse, élève de M. Taskin, et Vieuille, élève de M. Achard.

Pas d’accessits.

Femmes.

1er prix. — Mlle Guiraudon, élève de M. Taskin.

Pas de second prix.

1er accessit. — Mlle Allusson, élève de M. Achard, et Petit, élève du même.

Chose assez rare : des douze élèves qui se présentaient à ce concours, pas un seul n’avait été récompensé antérieurement. Quant aux deux premiers prix, M. Beyle et Mlle Guiraudon, l’un et l’autre l’obtenaient d’emblée à leur première épreuve.

C’est dans le tableau de Saint-Sulpice, de Manon, qu’ils se présentaient ensemble. Ici, Mlle Guiraudon, qui est déjà une artiste bien intéressante, a pris une revanche éclatante de l’échec inattendu qu’elle avait subi au concours de chant. Cette jeune femme au regard et au sourire si intelligents, qui, sans être jolie, a une physionomie si expressive, est évidemment quelqu’un, et l’on sent qu’au théâtre elle sera dans son élément. On n’apprend pas à marcher, à se tenir ainsi en scène, à avoir le geste aussi juste, aussi naturel et aussi harmonieux. Mais ceci n’est que pour le côté plastique, qui sert surtout à compléter les qualités scéniques. Ces qualités, Mlle Guiraudon les possède aussi : elle a la chaleur et le pathétique, le charme et la passion, elle trouble et elle émeut. Tout est chez elle aisé et naturel, le chant, la diction, l’action scénique. Je serais étonné si elle ne faisait pas bientôt parler d’elle. Son partenaire, M. Beyle, sans être à sa hauteur, l’a d’ailleurs secondée d’une façon très satisfaisante. Lui non plus ne manque pas de chaleur ; il a une certaine ampleur dans le jeu et n’est nullement maladroit. Qui sait si nous ne verrons pas prochainement l’un et l’autre à l’Opéra-Comique.

Entre les deux seconds prix attribués à MM. Gresse et Vieuille je ne fais guère de différence, et je trouve que le jury a fort bien fait de leur accorder à tous deux la même récompense. M. Gresse s’est montré dans le rôle du vieux chevrier Jacques Sincère au premier acte du Val d’Andorre’. Il dit le dialogue avec justesse, chante bien au point de vue scénique, avec intelligence, et articule d’une façon très nette ; dans sa scène de bonne aventure avec les deux femmes, il a eu de très heureuses intentions ironiques, sans dépasser la mesure. — De son côté, M. Vieuille a joué avec aisance, avec facilité, avec sobriété, la grande scène de Falstaff au premier acte du Songe d’une nuit d’été. Il a prouvé là qu’il a ce qu’il faut pour devenir un bon comédien : de la verve, de la gaieté, un bon sentiment comique, qui ne tourne pas à la charge ; le jeu est ample, intelligent et naturel, le geste, la démarche, la diction, tout est harmonique et concourt à un bon ensemble. Ces deux jeunes gens sont dans le droit chemin, ils n’ont qu’à continuer.

Où je ne trouve pas qu’il y ait d’égalité, c’est dans les deux premiers accessits qui ont été décernés à Mlles Allusson et Petit. La première s’est présentée dans le second acte de Manon, où elle a dit avec une certaine grâce l’épisode de la table ; mais elle ne sait rien de la scène, elle n’a pas le sens du dialogue et ignore jusqu’à l’art de marcher. Elle a fort à faire pour acquérir tout ce qui lui manque de ce côté. — Tout au contraire, Mlle Petit nous a joué d’une façon charmante tout un grand fragment du Tableau parlant. C’est une gentille soubrette, vive, accorte, à la mine éveillée et intelligente, au regard plein de franchise, qui n’est embarrassée ni de ses mains ni de ses jambes, et dont la diction est aussi fine que spirituelle. Elle a fort joliment chanté les couplets aux vieux Cassandre : Ils sont passés, ces jours de fête, et aussi le duo avec Pierrot. Elle a la grâce, la vivacité et la coquetterie. Avec du travail encore, cela fera une dugazon comme on en voit peu, et je trouve qu’un second prix n’eût pas été de trop pour récompenser un tel résultat. Je me demande seulement pourquoi Mlle Petit a pu prendre part au concours d’opéra-comique sans s’être montrée au concours de chant.

Ce qui m’étonne aussi, c’est que le jury n’ait pas cru devoir accorder même un second accessit à Mlle Poigny, qui, charmante physiquement, a prouvé de l’adresse dans la jolie scène de Jeannette et des amoureux au second acte de Joconde, qu’elle a jouée avec grâce, bonne humeur et gentillesse. Il y a là aussi, je crois, l’étoffe d’une aimable dugazon.

Je signalerai encore M. Andrieu, qui concourait avec Mlle Petit dans le Tableau parlant, où il s’est montré adroit et aimable, et M. Edwy, qui n’a manqué ni d’aisance ni de verve comique dans une scène de la Fausse Magie, mais en chantant d’une façon un peu lourde cette musique légère qu’il faut se garder d’écraser par un excès de sonorité vocale.

PIANO (Femmes.)

Une des séances les plus redoutables de l’année. Commencée à midi, celle-ci ne s’est terminée, après délibération du jury, qu’à sept heures du soir. Et pourtant, il n’y avait cette fois que vingt-sept concurrentes, au lieu de trente-cinq qui est le chiffre normal — lorsqu’il n’est pas dépassé. Il est vrai que le morceau était d’une longueur inusitée. Quand je dis le morceau… je ne sais vraiment quel nom donner à la singulière macédoine qu’on a faite, pour la circonstance, du Carnaval de Schumann, qui a été arrangé de la façon la plus baroque qu’on puisse imaginer. Cette olla podrida d’un nouveau genre, se composait des ingrédients que voici : d’abord, le Préambule, d’où, par un grand saut, on allaiit prendre les seize mesures d’introduction d’Eusebius (no 5), pour retourner en arrière et prendre Arlequin (no 3) ; de là on passait aux Papillons (no 9), puis on prenait Chiarina (no 11), Chopin (no 12), Reconnaissance (no 14), Pantalon et Colombine (no 15) ; on passait ensuite par-dessus Paganini pour prendre la reprise de la Valse allemande, puis… ah ! ma foi, je ne me rappelle plus. Toujours est-il que l’œuvre, ainsi transposée, contournée, tronquée, dénaturée, formait le morceau de concours le plus étrange qu’on puisse trouver. Le répertoire du piano n’est-il donc pas assez abondant, assez étendu, assez riche pour qu’on ne puisse y trouver de quoi satisfaire aux conditions d’un concours, et pour qu’on soit obligé de se livrer à un tel jeu de massacre à l’endroit d’une œuvre intéressante et célèbre, qui n’a plus ainsi ni queue ni tête, ni sens ni raison ? D’autre part — et c’est mon humble avis que je donne ici — je trouve que le Carnaval, ainsi décharné, déchiqueté, décortiqué, s’il peut mettre en relief la virtuosité de l’exécutant, ne lui permet pas de prouver l’ombre d’une qualité de sentiment et d’expression ; et quant au style, je déclare, pour ma part, qu’il m’est impossible d’apprécier celui d’une seule des vingt-sept concurrentes qui ont exécuté cette étonnante arlequinade. Ceci soit dit pour m’excuser de n’en pas prononcer une seule fois le mot dans le compte rendu qu’on va lire.

Les récompenses, au nombre de treize, atteignent la moitié du chiffre des concurrentes. Sur ces treize récompenses, quatre premiers prix décernés à Mlles Hansen, élève de M. Delaborde, Varin, Rigalt et Toutain, toutes trois élèves de M. Pugno. Mlle Hansen a un jeu plein de grâce et d’agrément, une grande sûreté de mécanisme et un ensemble d’exécution particulièrement flatteur. — Mlle Varin, dont le début était lourd, raide et sans grâce, malgré l’habileté de son jeu et l’ampleur qu’elle donnait au phrasé, s’est relevée dans la suite ; la dernière partie du morceau a été dite par elle qu’elle devra s’attacher à donner du liant à son exécution parfois un peu sèche. — Je ne saurais en vouloir à Mlle Rigalt pour quelques attaques de notes manquées ; elle a la légèreté, la souplesse et la grâce, un mécanisme solide et brillant à la fois, une exécution bien équilibrée et bien fondue, un jeu facile et plein d’élégance. — C’est par de très bonnes qualités d’ensemble que se distingue le jeu intéressant de Mlle Toutani,