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des hunes, sauta sur le pont, ronde et opalescente dans l’obscur tourbillon comme une averse de perles. Le nuage passa. Un moment le soleil livide darda horizontaux les derniers rais d’une sinistre lumière, entre les hautes et mouvantes collines des flots. Puis se rua la nuit sauvage, foulant, effaçant ce reste lugubre d’un jour de tempête, dans une grande clameur.

On ne dormit pas à bord cette nuit-là. La plupart des marins se rappellent, au cours de leur vie, deux ou trois nuits pareilles d’ouragan forcené. Rien, semble-t-il, ne demeure de tout l’univers que ténèbre, clameur, furie — et le navire. Comme le dernier vestige d’une création exterminée, il dérive, portant les angoisses d’une poignée d’humanité coupable, à travers la détresse, le tumulte, l’agonie d’une vengeresse terreur. Personne ne dormit dans le gaillard. La lampe de fer-blanc décrivait d’amples cercles de fumée au bout de sa longue ficelle. Les vêtements mouillés bossuaient de tas sombres le plancher luisant, sous la mince couche d’eau mobile qu’y promenait le roulis. Sur les couchettes, les hommes bottés restaient étendus, appuyés sur le coude et les yeux ouverts. Des cirés suspendus oscillaient pà et là, vivaces et inquiétants, comme des spectres téméraires de marins décapités, dansant dans la tempête. Nul ne parlait, tous écoutaient. Au dehors, la nuit bramait et sanglotait, accompagnée d’un roulement continu comme d’innombrables tambours battant au loin. Des cris aigus déchiraient l’air. Sous de formidables chocs sourds, le navire tremblait tandis que les lames écroulées sur le pont l’accablaient de leur masse. Parfois il s’enlevait d’un vif essor, comme pour quitter à jamais la terre, puis, durant d’interminables instants, tombait à travers le vide, tous les cœurs à bord cessant de battre jusqu’à ce qu’un choc affreux, prévu et soudain, les remît en mouvement d’un grand coup. Après chaque secousse dislocante, Wamibo, étendu de toute sa longueur, la figure sur l’oreiller, exhalait dans une courte plainte la souffrance d’un monde à la géhenne. De temps en temps, pendant une fraction d’intolérable seconde, le navire, dans un éclat plus féroce du concert déchaîné, restait sur le flanc, vibrant et immobile, immobilité plus redoutable que la plus démente agitation. Alors, sur tous ces corps gisants, un frisson passait, un frémissement d’angoisse. Un homme allongeait une tête ansieuse, une paire d’yeux luisait dans la lumière balancée, vifs, brillants de folle terreur. Quelqu’un avançait les jambes un peu comme pour se préparer à sauter à terre. Mais plusieurs, sans bouger, sur le dos, une main fortement agrippée au rebord de la couchette, fumaient nerveusement, à rapides bouffées, les yeux au plafond, figés dans un immense désir de paix.