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marmonna-t-il d’un ton somnolent comme d’un homme qui s’assoupit. Il se ressaisit subitement :

— Il ne faut pas que je reste en place. Ça n’irait pas, dit-il, en ébauchant péniblement un semblant de sourire.

Il lâcha prise, et, projeté par la plongée du bateau, s’encourut à contre gré, trottant menu, jusqu’à ce qu’il heurtât l’habitacle. Échoué là, il leva un regard sur Singleton qui, sans faire attention à lui, observait, l’œil tendu, la pointe du bout-dehors.

— La barre manœuvre bien ? demanda-t-il.

Une rumeur se produisit dans le gosier du vieux loup de mer comme si les mots, avant de sortir, s’entrechoquaient au fond.

— Gouverne… comme un petit bateau, dit-il enfin, d’un ton de rauque tendresse, sans jeter seulement au patron l’aumône d’un demi-regard. Puis, vigilant, il donna un tour, appuya, ramena de nouveau la roue. Le capitaine Allistoun s’arracha au délice de s’accoter à l’habitacle, et commença d’arpenter la dunette, oscillant et polkant pour garder l’équilibre.

Les tiges des pompes, à grand bruit, à petites foulées, saute-laient, accompagnant la giration égale et rapide des volants au pied du grand mât et jetant d’arrière en avant, d’avant en arrière avec une impétuosité régulière deux grappes d’hommes flageolants suspendus aux manivelles. Ils s’abandonnaient, le torse balancé sur les hanches, les traits convulsés et les yeux de pierre. Le charpentier, sondant de temps à autre, exclamait machinalement :

— Ralinguez ! Ne mollissez pas.

M. Baker, incapable de parler, retrouva sa voix pour crier, et, sous l’aiguillon de ses remontrances, les hommes vérifièrent les amarres, sortirent de nouvelles voiles, et persuadés qu’ils étaient de ne pouvoir bouger, hissèrent des poulies dans la mâture, firent la visite au gréement. Ils y montèrent avec de grands efforts spasmodiques et désespérés. La tête leur tournait tandis qu’ils changeaient leurs pieds de place, les posant aveuglément sur les vergues comme s’ils marchaient dans la nuit, ou se confiant au premier filin à portée de main avec la négligence de la force à bout d’elle-même. Les chutes évitées ne hâtaient pas le battement languide de leurs cœurs ; le rugissement des lames bouillonnantes au-dessous d’eux résonnait dans leurs oreilles, affaibli et continu, comme un bruit indistinct venu d’un autre monde : le vent emplissait leurs yeux de larmes et, à lourdes rafales, tâchait de les déloger des postes périlleux où ils se balançaient. Visages ruisselants, cheveux en désordre, ils montaient et descendaient entre ciel et mer, chevauchant des bras de vergue, accroupis sur des ralingues, étreignant des balancines pour avoir