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VIEILLES HISTOIRES DE PAYS BRETON

— De personne, je le jure !

— C’est que, vois-tu, je le tuerais, celui-là, fût-ce Kirek, fût-ce même Guennolé notre plus jeune. Je me tuerais moi-même après. Tu fais bien, Gaïd, de nous éviter cette destinée. Merci !

Il avait dit cela d’une voix profonde. Il ajouta :

— Dors en paix, petite sœur des Rannou.

Et il se retourna, s’allongea sur le dos, les bras croisés sur la nuque, et demeura dans cette posture jusqu’au retour des deux autres, les yeux grands ouverts, le regard attaché aux étoiles. La Charlézenn fit mine de sommeiller. À part soi, elle songeait : « C’en est fini de la vie heureuse !… Quelle est donc cette loi cruelle qui régit le monde ? Pourquoi l’homme ne peut-il vivre avec la femme ou même la voir simplement sans la convoiter ? Qu’est-ce que cette nourriture misérable dont ne peuvent se passer les cœurs, ce pain de l’amour, toujours pétri de larmes et quelquefois de sang ?… Ainsi, pour un regard plus tendre que j’adresserais à Kirek ou à Guennolé, Kaour, qui les adore tous deux irait jusqu’au fratricide !…» L’aventure de Cloarec Rozmar lui revint à l’esprit toute vive ; plus vive encore lui réapparut la scène dans la hutte. Elle revit Keranglaz penché sur elle et l’instant d’après roulant à terre, une bave rouge aux lèvres. Voici que c’était le tour de Kaour. Que n’eût-elle pas donné pour l’épargner, celui-là ! Elle avait dû le frapper, lui aussi. Et elle savait bien qu’avec ce : Non ! elle venait de lui faire plus de mal qu’à l’autre avec le coup de couteau. Il n’y avait décidément qu’un moyen d’éviter l’éternel piège de l’amour : c’était de se réfugier dans la mort. Elle s’y résolut une seconde fois. Et cette fois nulle intervention humaine ne la détournerait de son dessein.

Sa résolution prise, une paix immense lui emplit l’âme,