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RÉCITS DE PASSANTS

succulent et Jean Bleiz mit en perce la meilleure de ses barriques de cidre. À table, Evenn feignit une grande gaieté, mais Noël eut toutes les peines du monde à desserrer les lèvres. Ils se retirèrent l’un et l’autre de bonne heure, prétextant qu’il faudrait se lever le lendemain à la première aube, de façon à être à Landerneau avec le soleil.

« En réalité, ils ne se couchèrent point de toute cette nuit-là, restèrent assis dans le foin à se faire toutes sortes de recommandations, à se remémorer le passé, à s’entendre pour l’avenir.

« Cet avenir, Noël en avait peur.

« À diverses reprises il avait eu des songes étranges, des intersignes menaçants. Il ne put — a-t-il raconté plus tard — prendre sur lui de dissimuler ses inquiétudes à son ami. La douleur de la séparation le rendait comme fou. En vain le bon Evenn s’efforçait de le calmer. À tous ses raisonnements, il répondait avec une persistance farouche :

« — Je n’aurais jamais dû accepter,… jamais !… jamais !… Une voix me l’a dit dès le premier jour et, depuis, n’a cessé de me le répéter : ce n’est pas sept ans de ton âge, c’est ta vie même que tu me donnes en présent.

« Et il suppliait :

« — Je t’en conjure, rends-moi ma parole, délivre-moi de mon serment ? Il en est temps encore. Reste, et laisse-moi partir, comme l’a voulu le destin !… Vois-tu, si tu ne revenais pas, si tu étais tué là-bas, dans les contrées lointaines, j’en perdrais la raison, je me tiendrais pour damné, j’aurais ton sang sur moi, comme sur Caïn le sang d’Abel. Les champs que nous avons labourés ensemble, les arbres qui nous ont versé leur ombre, les chemins où nous nous sommes promenés côte à côte, ces