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AUX VEILLÉES DE NOËL

du navire, les cordages se tendirent, les voiles s’enflèrent comme si la respiration du vent, jusque là oppressée par l’attente de ces choses, fût redevenue libre de se jouer à travers l’espace. À l’avant de la Jeanne-Augustine l’eau se mit à mousser, entonnant la douce chanson de marche, et les hommes furent tout heureux de sentir qu’ils vivaient encore, que leurs âmes ne les avaient point quittés. Ils restèrent néanmoins près d’une heure sans se parler, tant les réflexions qu’ils avaient à se communiquer leur semblaient inexprimables.

Alain Perrot le premier desserra les lèvres.

— J’ai reconnu Jean Guiastrennec, de Penvénan, prononça-t-il. J’étais avec lui à bord de la Reine-des-Anges, quand il trépassa… Même qu’il m’a fait un signe avec la main comme pour me dire je ne sais quoi… Ah ! le pauvre Guiastrennec !

— Moi, j’ai reconnu Louis Person, de Plouguiel, fit le capitaine. Il avait encore la fente qu’il s’ouvrit dans le crâne en tombant des huniers.

— Moi, Antôn Lazbleiz, de Pontrieux, s’écria le mousse, mon parrain, Dieu lui pardonne !

— Moi, dit le matelot, j’en ai reconnu plus de trente.

Il entreprit de les nommer, en comptant sur ses doigts. Mais, au dixième le capitaine l’interrompit.

— Assez !… Tais-toi !…

Elle était trop sinistre, cette litanie funèbre. Et dire qu’ils avaient été portés, tous ces noms, par de robustes gars aux poitrines superbes, taillés pour vivre cent ans ! Et voici qu’ils ne surnageaient déjà plus que dans quelques mémoires, éphémères elles-mêmes, ou dans les brèves inscriptions des « perdus à Islande » qu’on déchiffre à peine sous les porches des vieilles chapelles, au long des côtes d’Armorique…