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VIEILLES HISTOIRES DE PAYS BRETON

rame, sans jamais hisser la voile qui eût éveillé l’attention des gabelous. À l’île, on cassait le cou à quelques litres de rhum, pur Jamaïque, tout en procédant au chargement ; puis, avec la marée montante, on mettait le cap sur La Roche-Jagu, où l’on arrivait toujours avant l’aube. Ce repaire féodal avait été aménagé en véritable dock. Fanch-Ann-Tign, qui en était le directeur, s’acquittait consciencieusement de sa fonction. Le fermier et ses fils remplissaient l’office de débardeurs. Au point du jour, par les routes détournées, à travers les landes de Botloï et les mezou[1] qui dominent Pontrieux, on entendait claquer le fouet de Gohéter-Coz. Le vieux chenapan était devenu un parfait charretier. C’était plaisir de le voir cheminer à côté de son attelage, causant avec ses bêtes, comme un personnage d’églogue rustique.

Tout allait pour le mieux. Les bénéfices étaient énormes. À chaque fin de mois, Margéot, homme probe, en faisait la répartition au prorata des services.

Une prospérité jusque-là inconnue, se répandait dans la contrée. Le seigneur de Kercabin, de jour en jour plus riche, se montrait aussi de plus en plus libéral. Sa gloire éclipsait déjà celle de ses légendaires devanciers. Il vivait en nabab breton, faisait à tous les pauvres qui se présentaient à sa porte des largesses quasi royales, dotait les jeunes filles, tenait table ouverte, y réunissait les débris de tous les partis et de tous les régimes, renippait avec une délicatesse de gentilhomme d’anciens émigrés nécessiteux, hébergeait pendant des semaines entières des jacobins hirsutes, invitait à ses chasses toute l’administration impériale du département, faisait restaurer à ses frais la si jolie chapelle de Belle-Église

  1. Hauts plateaux livrés à la culture.