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Y AT-IL UN ART DE LA PROSE? Je pourrais prendre,après Cendrïllon, la Princesse de Clèves ou Manon Lescaut: nous recevrions la même impression; il y a là deux styles de très haute qualité intellectuelle, sans puissance artistique.

Et, maintenant, lisons cette page de Madame Bovary (1): Alors, on vit s’avancer, sur l’estrade, une petite vieille femme de maintien craintif et qui paraissait se ratatiner dans ses pauvres vêtements. Elle avait, aux pieds, de grosses galoches de bois et, le long des hanches, un grand tablier bleu. Son visage maigre, entouré d’un béguin sans bordure, était plus plissé de rides qu’une pomme de rei- nette flétrie, et des manches de sa camisole rouge dépas- saient deux longues mains à articulations noueuses. La poussière des granges, la potasse des lessives et le suint des laines les avaient si bien encroûtées, éraillées, dur- cies, qu’elles semblaient sales, quoiqu’elles fussent rin- cées d’eau claire; et, à force d’avoir servi, elles rc&taient entr’ouvertes, comme pour présenter d’elles-’ mêmes l’humble témoignage de tant de souffrances subies. Quel- que chose d’une rigidité monacale relevait l’expression Me sa figure. Rien de triste ou d’attendri n’amollissait ce regard paie. Dans la fréquentation des animaux, elle avait pris lenr mutisme et leur placidité. C’était la pre- mière fois qu’elle se voyait au milieu d’une compagnie si nombreuse; et, intérieurement effarouchée par le.s dra- peaux, par les tambours, par les messieurs en habit noir et par la croix d’honneur du conseiller, elle demeurait tout immobile, ne sachant s’il fallait s’avancer ou s’en- fuir, ni pourquoi la foule la poussait et pourquoi les exa- minateurs lui souriaient. Ainsi se tenait, devant ces bour- geois épanouis, ce demi-siècle de servitude. (1) Page 165.