Page:Lamartine - Œuvres complètes de Lamartine, tome 6.djvu/236

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

doute comme eux et comme moi. — Oui, reprit-elle ; mais je ne m’occupe plus de politique humaine, j’en ai assez : j’en ai trop vu pendant dix ans que j’ai passés dans le cabinet de M. Pitt, mon oncle, et que toutes les intrigues de l’Europe sont venues retentir autour de moi. — J’ai méprisé, jeune, l’humanité, je n’en veux plus entendre parler ; tout ce que font les hommes pour les hommes est sans fruit : les formes me sont indifférentes. — Et à moi aussi, lui dis-je. — Le fond des choses, continua-t-elle, c’est Dieu et la vertu ! — Je pense exactement ainsi, lui répondis-je. Ainsi, n’en parlons plus, nous voilà d’accord. »

Passant à des sujets moins graves, et plaisantant sur l’espèce de divination qui lui faisait comprendre un homme tout entier au premier regard et à la seule inspection de son étoile, je mis sa sagesse à l’épreuve, et je l’interrogeai sur deux ou trois voyageurs de ma connaissance, qui depuis quinze ans étaient venus passer sous ses yeux. Je fus frappé de la parfaite justesse de son coup d’œil sur deux de ces hommes. Elle analysa entre autres, avec une prodigieuse perspicacité d’intelligence, le caractère de l’un d’eux, qui m’était parfaitement connu à moi-même ; caractère difficile à comprendre à première vue, grand, mais voilé sous les apparences de bonhomie les plus simples et les plus séduisantes. Et ce qui mit le comble à mon étonnement, et me fit admirer le plus la mémoire inflexible de cette femme, c’est que ce voyageur n’avait passé que deux heures chez elle, et que seize années s’étaient écoulées entre la visite de cet homme et le compte que je lui demandais de ses impressions sur lui. La solitude concentre et fortifie toutes les facultés de l’âme. — Les prophètes, les saints, les grands hommes