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GUILLAUME TELL.

Tell. — Moi viser avec mon arbalète la tête de mon enfant !… plutôt mourir !

Gessler. — Tu tireras, ou tu mourras avec ton fils.

Tell. — Devenir le meurtrier de mon enfant !… Ah ! monseigneur, vous n’avez point d’enfant… Vous ne savez pas ce qui se passe dans le cœur d’un père.

Gessler. — Comment, Tell, te voilà devenu tout à coup bien prudent ! On dit que tu es un rêveur, que tu t’éloignes des habitudes des autres hommes, que tu aimes l’extraordinaire : voilà pourquoi je t’ai choisi une action hasardeuse. Un autre balancerait ; mais toi, tu vas, les yeux fermés, prendre sur-le-champ ton parti.

Berthe. — Seigneur, cessez de railler ces pauvres gens. Vous les voyez pales et tremblants devant vous ; ils ne sont pas habitués à prendre vos paroles connue un passe-temps.

Gessler. — Qui vous dit que je plaisante ? (Il s’approche d’un arbre et cueille une pomme.) Voici la pomme, faites place. Qu’il prenne sa distance selon l’usage. Je lui donne quatre-vingts pas, ni plus ni moins. Il se vante de ne pas manquer un homme à cent pas. Maintenant tire, et ne manque pas le but.

Rodolphe. — Dieu ! cela devient sérieux. Enfant, tombe à genoux, et demande grâce pour ta vie au gouverneur.

Wakther Furst, à Melchthal, qui peut à peine maîtriser son impatience. — Contenez-vous, je vous en conjure ; soyez calme.

Berthe, au gouverneur. — Seigneur, c’en est assez : il est inhumain de se jouer ainsi de l’angoisse d’un père. Quand le pauvre homme aurait, par sa faute légère, mérité la mort, ne vient-il pas de souffrir dix morts ? Laissez-le retourner dans sa cabane ; il a appris à vous connaître, et lui et ses petits enfants se souviendront de cette heure.

Gessler. — Allons, faites place. Que tardes-tu ? Tu as mérité la mort, je puis te la faire subir : regarde, dans ma clémence je mets ton sort entre tes mains habiles. Celui qu’on laisse maître de sa destinée ne peut pas se plaindre de la rigueur de sa sentence. Tu t’enorgueillis de la sûreté de ton coup d’œil ; eh bien, chasseur, voici le moment de montrer ton adresse. Le but est digne de toi ; le prix est considérable. Toucher le milieu