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dues, il n’y a pas de professions où une part quelconque de la journée ou de la vie ne puisse être consacrée et la lecture. Combien d’heures oisives pour vos cinq cent mille soldats dans leurs garnisons, pour vos soixante mille marins sur le pont de leurs navires, quand la mer est belle, le vent régulier ! combien pour vos innombrables ouvriers qui se reposent ou se fatiguent d’oisiveté habituellement quarante-huit heures par semaine ! combien pour les femmes, les vieillards, les enfants à la maison, les gardiens des troupeaux dans les champs ! Et où est la nourriture intellectuelle de toute cette foule ? Où est ce pain moral et quotidien des masses ? Nulle part. Un catéchisme ou des chansons, voilà leur régime. Quelques crimes sinistres racontés en vers atroces, représentés en traits hideux et affichés avec un clou sur les murs de la chaumière ou de la mansarde, voilà leur bibliothèque, leur art, leur musée à eux ! Et, pour les plus éclairés, quelques journaux exclusivement politiques qui se glissent de temps en temps dans l’atelier ou dans le cabaret du village, et qui leur portent le contre-coup de nos combats parlementaires ; quelques noms d’hommes à haïr et quelques popularités à dépecer, comme on jette aux chiens des lambeaux à déchirer, voilà leur éducation civique ! Quel peuple voulez-vous qu’il sorte de là ?

Eh bien, j’avais pensé à combler cette immense lacune dans la vie morale et intellectuelle des masses, non pas seulement par des livres qu’on prend, qu’on lit une fois et qu’on ne relit plus, mais par le seul livre qui ne finit jamais, qui recommence tous les jours, qu’on lit malgré soi, pour ainsi dire, et par cet instinct insatiable de curiosité et de nouveauté, qui est un des appétits naturels de l’homme, c’est-à-dire par le livre quotidien, par le journalisme populaire ; car le journalisme, ce n’est pas un caprice, c’est la