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Juste envers le destin, dont la coupe est diverse,
Je le bénis du miel que dans la mienne il verse.
D’autres n’ont que l’absinthe ; et moi, grâce au Seigneur,
J’ai ce que leur misère appelle le bonheur :
Un toit large et brillant sur un champ plein de gerbes,
Des prés où l’aquilon fait ondoyer mes herbes,
Des bois dont le murmure et l’ombre sont à moi,
Des troupeaux mugissants qui paissent sous ma loi,
Une femme, un enfant, trésors dont je m’enivre ;
L’une par qui l’on vit, l’autre qui fait revivre ;
Un foyer où jamais l’indigent éconduit
N’entre sans déposer son bâton pour la nuit,
Où l’hospitalité, la main ouverte et pleine,
Peut donner sans peser le pain de la semaine,
Ou verser à l’ami qui visite mon toit
Un vin qui réjouit la lèvre qui le boit.
Que dirai-je de plus ? la douce solitude,
Le jour semblable au jour lié par l’habitude,
Une harpe, humble écho d’espérance et de foi,
Et qui chante au dehors quand mon cœur chante en moi ;
Le repos, la prière, un cœur exempt d’alarmes,
Et la paix du Seigneur, joyeuse dans les larmes !
D’un seul de tous ces dons qui ne serait jaloux ?
Mais combien manque-t-il à qui les reçut tous !
De quelque jus divin que Dieu nous la remplisse,
Toute l’eau de la vie a le goût du calice ;
La joie a son ennui, le plaisir sa langueur :
L’erreur du malheureux, c’est de croire au bonheur.
Que sert de jeter l’ancre et de dire à sa barque :
« Arrêtons-nous, voilà le port que je te marque !
» Tu dormiras ici comme une île des mers
» Que ne peut soulever l’effort des flots amers ? »
Tandis que nous parlons, une vague éternelle
S’enfle sous le navire et l’emporte avec elle :