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déjà le coucher du soleil approchait, car il était resté longtemps enfermé. · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · ·

« Mais je pense, Socrate, lui dit Criton, que le soleil est encore sur les montagnes, et qu’il n’est pas couché : d’ailleurs je sais que beaucoup d’autres ne prennent le poison que longtemps après que l’ordre en a été donné ; qu’ils mangent et qu’ils boivent à souhait : quelques-uns même ont pu jouir de leurs amours. C’est pourquoi ne te presse pas, tu as encore du temps.

» Ceux qui font ce que tu dis, Criton, répondit Socrate, ont leurs raisons ; ils croient que c’est autant de gagné : et moi, j’ai aussi les miennes pour ne pas le faire ; car la seule chose que je crois gagner en buvant un peu plus tard, c’est de me rendre ridicule à moi-même, en me trouvant si amoureux de la vie, que je veuille l’épargner lorsqu’il n’y en a plus[1]. Ainsi donc, mon cher Criton, fais ce que je te dis, et ne me tourmente pas davantage. »

À ces mots, Criton fit signe à l’esclave qui se tenait auprès. L’esclave sortit, et après être resté quelque temps, il revint avec celui qui devait donner le poison, qu’il portait tout broyé dans une coupe. Aussitôt que Socrate le vit : « Fort bien, mon ami, lui dit-il. Mais que faut-il que je fasse ? car c’est à toi à me l’apprendre.

» Pas autre chose, lui dit cet homme, que de te promener quand tu auras bu, jusqu’à ce que tu sentes tes jambes appesanties, et alors de te coucher sur ton lit ; le poison agira de lui-même. » Et en même temps il lui tendit la coupe. Socrate la prit avec la plus parfaite sécurité, échécrate, sans aucune émotion, sans changer de couleur ni de visage. Mais regardant cet homme d’un œil ferme et assuré comme à son ordinaire : « Dis-moi, est-il permis de répandre un peu de ce breuvage, pour en faire une libation ? »

« Socrate, lui répondit cet homme, nous n’en broyons que ce qu’il est nécessaire d’en boire. »



  1. Allusion à un vers d’Hésiode. (Les Œuvres et les Jours, v. 367.)