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C’était dans l’hiver de 1792. La disette régnait à Strasbourg. La maison de Dietrich, opulente au commencement de la Révolution, mais épuisée de sacrifices nécessités par les calamités du temps, s’était appauvrie ! Sa table frugale était hospitalière pour Rouget de Lisle. Le jeune officier s’y asseyait le soir et le matin comme un fils ou un frère de la famille. Un jour qu’il n’y avait eu que du pain de munition et quelques tranches de jambon fumé sur la table, Dietrich regarda de Lisle avec une sérénité triste et lui dit : « L’abondance manque à nos festins ; mais qu’importe, si l’enthousiasme ne manque pas à nos fêtes civiques et le courage aux cœurs de nos soldats ? J’ai encore une dernière bouteille de vin du Rhin dans mon cellier. Qu’on l’apporte, dit-il, et buvons-la à la liberté et à la patrie ! Strasbourg doit avoir bientôt une cérémonie patriotique ; il faut que de Lisle puise dans ces dernières gouttes un de ces hymnes qui portent dans l’âme du peuple l’ivresse d’où il a jailli. » Les jeunes femmes applaudirent, apportèrent le vin, remplirent les verres de Dietrich et du jeune officier jusqu’à ce que la liqueur fût épuisée. Il était tard. La nuit était froide. De Lisle était rêveur ; son cœur était ému, sa tête échauffée. Le froid le saisit, il rentra chancelant dans sa chambre solitaire, chercha lentement l’inspiration tantôt dans les palpitations de son âme de citoyen, tantôt sur le clavier de son instrument d’artiste, composant tantôt l’air avant les paroles, tantôt les paroles avant l’air, et les associant tellement dans sa pensée, qu’il ne pouvait savoir lui-même lequel de la note ou du vers était né le premier, et qu’il était impossible de séparer la poésie de la musique et le sentiment de l’expression. Il chantait tout et n’écrivait rien.