Page:Lahontan - Dialogues avec un Sauvage.djvu/79

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

de tout ce qui se passe en France, & que mon voyage de Paris ne m’eût pas donné tant de conoissances & de lumiéres, je pourrois me laisser aveugler par ces apparences extérieures de félicité que tu me représentes ; mais ce Prince, ce Duc, ce Marêchal, & ce Prélat, qui sont les premiers que tu me cites, ne sont rien moins qu’heureux, à l’égard de Hurons ; qui ne conoissent d’autre félicité que la tranquillité d’ame, & la liberté. Or ces grands seigneurs se haïssent intérieurement les uns les autres, ils perdent le sommeil, le boire & le manger pour faire leur cour au Roy, pour faire des piéces à leurs ennemis ; ils se font des violences si fort contre nature pour feindre, déguiser, & soufrir, que la douleur que l’ame en ressent surpasse l’imagination. N’est-ce rien, à ton avis, mon cher Frére, que d’avoir cinquante serpens dans le cœur ? Ne vaudroit-il pas mieux jetter Carosses, dorures, Palais, dans la riviére, que d’endurer toute sa vie tant de martires ? Sur ce pied là j’aimerois mieux si j’étois à leur place, estre Huron, avoir le Corps nû, & l’ame tranquille. Le corps est le logement de l’ame, qu’importe que ce Corps soit doré, étendu dans un Carrosse, assis à une table, si cette ame le tourmente, l’afflige & le désole ? Ces grand seigneurs, dis-je, sont exposez à la disgrace du Roy, à la médisance de mille sortes de Personnes ; à la perte de leurs Charges ; au mépris des leurs semblables ; en un mot leur vie molle est traversée par l’ambition, l’orgueuil, la présomption & l’envie. Ils sont esclaves de leurs passions, & de leur Roy, qui est l’unique François heu-