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avec vous les inconvénients graves de ce qu’on appelle « la Spécialité. »

Le plus triste est celui que vous constatez aujourd’hui. L’homme d’une seule occupation ressemble beaucoup à l’homme d’un seul livre : il ne saurait vous entretenir d’autre chose. S’il est philosophe, et qu’une faveur imméritée l’appelle à prendre la parole, il s’épuisera en vains efforts pour trouver un sujet de discours attrayant, se décidera pour la littérature, la quittera pour l’histoire, et aboutira enfin, après un long travail et de pénibles recherches, à une leçon de morale.

Que serait-ce si, au lieu de l’entendre en public, vous alliez le voir chez lui ? Le spécialiste a mauvais caractère. Entamez avec lui une conversation banale, parlez de ce qu’il sait mal ou médiocrement, il vous répondra, et vous pourrez le quitter avec la conviction qu’il est homme du monde. Mais que le hasard, ou le désir de lui plaire, vous mette sur ce qu’il appelle sa « spécialité », il se tait, il sourit, il vous laisse dire. Tranquille et impertinent, il attend que vous ayez fini :

Rusticus exspectat dum defluat amnis…