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La critique des auteurs grecs et latins, si le spécialiste reste maître de la place, deviendra plus mesquine encore. Il fut un temps où on lisait les auteurs anciens pour les connaître, où on leur demandait de grands enseignements philosophiques et moraux. Le spécialiste ne les lit aujourd’hui que pour les corriger. Le crayon à la main, le regard fiévreux, il guette au passage les erreurs du manuscrit. Il serait désolé que le texte des auteurs anciens nous fût parvenu intact, ou qu’un manuscrit correct nous dispensât de ses conjectures. Il ne se demande pas ce que pensait l’auteur en écrivant sa phrase, mais à quoi pensait le copiste en la transcrivant. Il a ainsi fondé une science nouvelle, qu’on pourrait appeler la psychologie de la transcription, et qui menace de remplacer la critique littéraire.

C’est que, pour saisir les nuances délicates d’une pensée, des connaissances générales sont nécessaires, qui manquent trop souvent au spécialiste. La littérature est aussi vaste que la vérité, dont elle est l’expression. Celui qui en aborde la critique sans s’être préparé par de fortes études, celui qui ignore la science et la philosophie, sera fatalement